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Aristide Panotis

Les Pacificateurs

[ Le Pape Paul VI et le Patriarche Athenagoras I ]. Athenes 1974Myriobiblos Home

DANS la modeste chambre haute, où la table a été dressée, régnait une visible anxiété. Chaque disciple désirait s’asseoir aussi près que possible de Jésus. Ayant tous le pressentiment que la fondation de Son règne messianique était imminente, ils étaient pressés de s’y assurer la meilleure place.

Alors Jésus, en guise de réponse, fit un geste imprévu, qui touchera toujours le cœur des hommes: Il se leva de table et ôta son «survêtement» et, ayant pris un linge, il s’en ceignit. Puis il versa de l’eau dans un bassin et se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il s’était ceint.

C’est une image incomparable de grandeur dans l’humilité et d’humilité dans la grandeur. Le Fils de Dieu, en s’abaissant devant l’homme, cherche à le relever.

Le geste a etonne les disciples. Et Pierre, le plus hardi de tous, a même essayé de s’y opposer.

Jésus ajouta ensuite:

«Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous laverez les pieds les uns aux autres»5.

Cet incident s’est profondément gravé dans la mémoire de l’Église sous le nom de «lavement des pieds».

Mais le lavement des pieds n’est pas uniquement une leçon d’amour et d’humilité; c’est aussi le prélude au mystère du sacrifice de soi dans l’amour, du sacrifice du Christ pour l’humanite dans le sacrement de l’Eucharistie.

«Prenez et mangez, ceci est mon corps ... Buvez-en tous, car ceci est mon sang6.

C’est dans ce banquet surnaturel, l’Eucharistie de la Cène, que se réalise la vivification et le raccordement constitutif de l’Église une.

Cet acte d’abnégation suprême, Jèsus l’a complété par son discours d’adieu, par l’«Évangile du Testament»:

«Je vous donne un commandement nouveau:  aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, vous aussi  aimez-vous les uns les autres»7.

L’amour est l’originalité suprême de la doctrine de Jésus. Ce n’est point une simple tendresse de sentiments, c’est l’éclair de la perfection, l’identification de l’homme à Dieu: «la charité est donc la loi dans sa plénitude»8.

Certains proclament la haine, ce fruit de l’egoïsme et de la méchanceté, qui conduit à la perdition et à la décomposition.

Le Christ apporte au genre humain le mobile de la vie et de la création: la charité. L’homme a été créé précisément pour se donner à la charité.

«Je vous laisse la paix; je vous donne ma paix»9.

La paix du Christ ne peut être vaincue par la violence destructrice. Sa force réside dans la lumière et la charité. À la lumiere de l’Évangile, l’egoïsme apparaît dans son épouvantable laideur. Grâce à l’amour, nous est révélée l’ineffable beauté divine; celui-ci est la véritable connaissance de Dieu.

«Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’ as envoyé»10.

Jésus demande avec insistance à ses adeptes l’unité et l’identité de vues, comme condition préalable à l’extension de son royaume.

L’unité des chrétiens est une sorte de révélation de l’unite  mystique du Dieu unique aux trois Personnes. «Car Dieu est amour»11. C’est l’amour qui crée l’unité et en constitue le fondement. L’unité est la charité et la charité est l’unitél2. De même que l’unité est garante de la foi, de même l’amour doit s’ appuyer sur une foi sincère et totale. V’oublions pas cependant que saint Paul place la charité au-dessus de la foi et de l’espérancel3, parce que l’on voit mieux lorsqu’ on voit avec les yeux du cœur.

Avec cette trilogie -lavement des pieds, sainte Eucharistie, Évangile du Testament- et l’injonction  catégorique d’amour, de paix et d’unité adressée aux chrétiens de tous les temps, a pris fin ce soir - là à la Cène de l’amour et elle est passée à l’éternité.

C’est après la Résurrection, le jour de la Pentecôte, que le vaisseau mystique de l’Église eat lancé et entreprend son voyage à travers l’histoire.

Comme une nouvelle arche, il prend le large pour son grand périple dans l’univers, ayant Jésus comme timonier, les apôtres et les premiers fidèles comme équipage.

À chacune de ses escales, dans des ports divers, il prend a son bord de nouveaux passagers, de provenance, de tradition et de mentalités différentes. Ils sont tous «appelés» sans perdre pour autant leur personnalité propre; ils sont tous «assemblés», sous le souffle du Saint-Esprit, en une fraternité, animée et développée par la charité, inspiratrice d’unité. Dans cette ambiance, la vérité de l’évangile est conservée immaculée et entière.

L’Église primitive, tenant fermement le gouvernail axé sur le cap des commandements divins, pour le salut du monde, établit l’harmonie entre la vérité et la charité selon cette maxime: «Dans le nécessaire, l’unité; dans le doute, la liberté; en tout, la charité». Ainsi, nul autre fondement doctrinal n’a été considéré plus nécessaire pour réglementer la vie de l’humanité conformément a l’Évangile que le dogme de la paternité et de l’unicité de Dieu et de la fraternité et de l’unité des hommes.

Les pasteurs de l’Église, qu’ils fussent évêques ou pères conciliaires, considéraient l’Église comme une unité de la foi par le lien de l’amour, comme une fraternité composée des membres de l’equipage de l’arche mystiquel4.

S’ils ont vaillamment combattu les hérésies, ils ne l’ont pas fait pour satisfaire leur ardeur agressive, mais pour protéger efficacement la fraternité menacée de division. C’est pourquoi certaines affirmations des Pères de  l’Église ne doivent pas surprendre, telle celle de saint Jean Chrysostome qui dit: «Ve me parlez point d’hérésies compliquées et de toutes provenances. Parce que toutes prêchent le même Christ bien que toutes ne le fassent pas de façon orthodoxe»15.

Mais, malheureusement, «nous sommes souvent obliges de parler de ce que nous ne pouvons exprimer. Au lieu de nous consacrer simplement au culte de la foi, nous sommes obliges de hasarder les graves questions de la religion au risque des formules humaines»16; d’où, souvent, divergences et confIits. Ainsi, lorsque la froideur de l’âme et la rupture des contacts accroissent les divergences et differends, on aboutit au schisme qui trouble la paix.          .

Mais, bien que les schismes fussent contraires aux idéaux et aux buts de l’Église, on les considerait comme «reparables».  On avait le sentiment que la partie du uplérôme» (clergé et fidèles) qui  s’en était séparée était «toujours une parcelle de la même Église»17, qui devait être ramenée à l’unité18 sans délai, moyennant tout sacrifice admissible.

C’ est pourquoi des dizaines de schismes, au cours des mille premières années de l’Église, ont été «ressoudés», en dépit des graves oppositions et des durcissements d’ attitude causés par le temps. Jugie estime que, rien qu’ entre 337 et 843, les relations entre l’Orient et l’Occident furent interrompuea pendant 2l7 ans, en tout. C’etait l’epoque où l’esprit du «ministère du Christ» n’avait pas fait place à l’opportunisme temporel et où la vie de l’Église puisait sa substance dans l’amour, l’unité, la fraternité. Il y a eu pourtant des schismes, tels ceux provoqués par la doctrine christologique, qui, pour des motifs historiques et etlinologiques; subsistent juaqu’à nos jours, tela ceux des «petites» Églises préchalcédoniennes de l’Orient chrétien.

Au cours du premier millénaire, les schismes entre l’Orient et l’Occident ont mis à une rude épreuve l’harmonie et l’unité de l’Église. Mais, après un temps plus ou moins long, ils étaient surmontés grâce au sentiment qu’avaient les chefs de l’Église de leur responsabilité a l’égard du Seigneur, grâce aussi à leur conscience profonde des calamités qu’auraient entraînées les divergences séparatrices.

Les relations entre l’ancienne et la nouvelle Rome (Constantinople) furent rompues treize fois19, et toujours pour des raisons doctrinales, administratives et coutumières. Mais, grâce à la communion de l’amour, à la «loi royale»20, l’«unisson» des âmes dissipait les divergences parmi les frères et sauvegardait l’unité.

C’est sous l’influence de conceptions politico-ecclésiastiques spéciales qu’est survenu, au XIe siècle, le schisme qui se prolonge jusqu’à nos jours:

L’Occident a recherché à réorganiser l’Église dans le sens de la centralisation, car c’est dans la force centripète qu’il voyait sa force. L’Orient avait, quant à lui, des traditions différentes, qui l’incitaient à faire valoir comme un droit l’indépendance dans la coexistence. C’est ainsi qu’au début du deuxième millénaire commença la tragique histoire de la plus longue division entre les deux groupes de l’Église une.

Est-il nécessaire d’évoquer à nouveau ces amères circonstances?

Hélas oui. En effet, lorsque nous aurons une image plus nette de ces faits, nous serons plus à même d’apprécier à leur juste valeur les perspectives historiques qui s’ouvrent aujourd’hui devant nous pour une nouvelle rencontre entre l’Orient et l’Occident.

En 1043, une forte personnalité, Michel Cérulaire, monta sur le trône patriarcal de Constantinople2l.

À titre de représailles pour les décisions du pape concernant les Évêchés byzantins de l’Italie du Sud, le patriarche fit fermer, en 1053, les eglises latines de Constantinople.

Une mission politique et ecclésiastique, conduite par le cardinal Humbert de Silva Candida, arriva, au début d’avril 1054 à Constantinople, pour négocier. Elle attendit en vain pendant trois mois l’ouverture des pourparlers. Les autorites civiles et patriarcales se montraient fort réservées quant à l’authenticité des lettres officielles accréditant la mission. La froideur de cet accueil irrita le cardinal Humbert, qui, vif par tempérament, fit un coup d’éclat, sans tenir compte de la mentalité orientale.

Il improvisa un libelle et, le samedi 16 avril 1054, il entra avec ostentation à Sainte-Sophie pendant la célébration de la messe et le déposa sur le saint autel.

Cet acte causa, comme on pouvait s’y attendre, du remous. Le Synode permanent fut aussitôt convoqué pour repousser cet écrit, sans toutefois en imputer la responsabilité au pape ni rédiger aucun acte de rupture officielle, parce qu’il voulait précisément laisser la porte ouverte à la réconciliation. Ainsi, rien ne fut accompli qui pût avoir un caractère irrémédiable.

Le schisme a été établi et perpétué par une série de manœuvres d’union imposée, maladroites et inopportunes de part et d’autre. Ces manœuvres n’ aboutirent qu’à un plus grand durcissement des positions, parce qu’elles donnaient la priorité aux spéculations théologiques humaines et négligeaient le climat de charité.

C’est en vain que Nicétas Stéthatos affirmait que le dialogue dans la charité pouvait conduire au rapprochement. «Celui qui aime son prochain manifeste également une immense humilité; et, lorsqu’on a cette humilité, on est patient et l’on ne recherche pas à imposer ses propres vues»22.

À la place de la conciliation voulue par le Christ, dont l’Église primitive faisait un si grand usage, afin de maintenir l’équilibre dans la vie du «plérôme», c’est l’invasion des péans de la polémique. Tous ces libelles contra Graecos et kata Latinon23,  qui faisaient état, la plupart du temps, d’accusations irresponsables, dénuées de fondement et de mensonges, ont été à l’origine d’ignorance et de préjugés.

Ainsi, d’une part le pape, que les Conciles œcuméniques estimaient au plus haut point, est calomnié comme un hérésiarque de propos délibéré; et, d’autre part,  l’Orient orthodoxe est regardé à Rome comme une terre païenne, digne d’attentions toutes spéciales de la part de la Congrégation de la propagation de la foi, afin qu’ elle soit convertie et assimilée.

Les rencontres dites «d’union», loin de le combler25, ont creusé davantage l’abîme du schisme. Selon la remarque heureuse de saint Nectaire d’Egine (mort en l920), «le schisme n’a pas été réalise à l’epoque de Cérulaire, mais il est dû aux maladresses commises au Concile de Florence»26.

Du XVe au XVIIIe siècle, des querelles, des échanges de traits et des actes inconsidérés font disparaître les dernières traces de tolérance27. L’exaspération dans les relations Orient-Occident a fini par conditionner non seulement les sentiments quotidiens des hommes, mais aussi la façon dont chacune des Églises concevait la substance, l’authenticité et les sacrements de l’autre28.

Il y a eu une lutte entre deux tendances: le rigorisme doctrinal29 et l’économie indulgentes30, lutte qui était fonction des fluctuations des frictions et de la méfiance.

Un apaisement semble s’instaurer au XIXe siècle avec un dialogue de sourds avec des encycliques et des contre-encycliques.

En l848, Pie IX adresse aux chrétiens d’Orient un appel à l’union31, auquel rétorque patriarche Anthimos VI32. En 1868, le même pape invite, également sans résultat, le Patriarcat œcumenique à participer au 1er Concile du Vatican.

En 1883, le metropolite Joachim Cocodès, de Dercos, se rendit en Italie pour raisons de santé. Cela n’est pas resté inaperçu dans les milieux du Saint-Siège et le pape Léon XIII lui accorda, avec grande joie, une audience privée. Un an plus tard, le 1er octobre 1884 le métropolite de Dercos est élu patriarche œcuménique. C’est alors que survient quelque chose d’exceptionnel dans les relations entre le Phanar et le Saint-Siège: Mgr. Rotelli, délégué apostolique à Constantinople, rend visite au nouveau patriarche pour lui présenter les félicitations du pape. La durée des fonctions de ce prélat, plein de dignité et qui aimait le bien, a été trop courte - il est mort prématurément -pour permettre une suite dans ces contacts.

C’est pourtant vers cette époque-là que, comme nous le verrons plus loin, Dieu fit naître ceux qu’il destinait à transformer, vers le milieu du siècle suivant, l’opprobre de la division en glorification de Son nom.

Le XIXe siècle prend fin avec un nouvel échange, telle une lutte à la corde, d’encycliques, en 1894 et 1895, entre le pape Leon XIII  et le patriarche Anthimos VII; l’occasion en a été offerte par le congrès eucharistique de Jérusalem (1893). En visitant la Terre Sainte où Jésus avait étendu les bras pour unir ce qui était auparavant divisé, les prélats latins prennent plus clairement conscience du drame de la division. Le président du congrès était le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, un homme plein d’enthousiasme33: il suggéra au pape certaines initiatives qui suscitèrent l’intérêt de Léon XIII, sans parvenir cependant à le faire renoncer aux anciennes conceptions sur «le retour des frères séparés», conceptions qui s’étaient révelées, aux yeux de l’Orient, comme des frivolités dangereuses et irritantes. Aussi l’encyclique du pape fut-elle immédiatement suivie d’une contre-encycliques34.

Si, dans le domaine social, le pape Léon XIII fut vraiment un précurseur, au service de l’idée œcumenique; son apport se limita à la vertu spirituelle de la prière pour l’union -dans un sens quelque peu différent de celui que nous lui donnons aujourd’hui- et à l’attitude pacificatrice dans les discussions théologiques35.

Ses idées sur l’éducation et sur la bienfaisance, souvent en raison du zèle excessif de ceux qui les exprimaient, ont renforcé la méfiance et les reticénces des orthodoxes.

Neanmoins, tout cela, en dépit des erreurs commises, a suscité, au seuil du XXe siècle, une sensibilité nouvelle, le sens de la vérité, qu’Alexis Khomiakov (l804- l860) avait mis en lumière vers le milieu du XIXe siècle: «Vul ne peut être sauvé tout seul. Nous sommes tous sauvés comme membres du Corps mystique du Christ, unis les uns aux autres, dans l’Église, dans la communion de la foi et de l’amour».

L’horizon de l’Orient s’éclaircit des brouiliards de la polémique avec le retour sur le trône patriarcal de Joachim III (l90l - l9l2). Des critères constructifs et une sobre modération caracterisent l’encyclique de l902.

Le Patriarcat œcumenique cultive, sur le plan panorthodoxe et panchrétien, la responsabilité collective de tous les chrétiens envers l’Église, dont l’avenir ne peut être assuré que par le rapprochement et l’unanimité des chrétiens.

L’encyclique pose la question de savoir «comment trouver des points de rencontre et de contact et rendre possibles des concessions réciproques». Et elle propose de «préparer le terrain pour un rapprochement amical», l’adoption en commun de vues justes et acceptables, pouvant faciliter la réalisation de l’union finale (.. .) de l’unité chrétienne si desirable, sur le plan mondial.

C’est à juste titre que le père P.-J. Le Guillou fait observer que cette encyclique a été «rédigée dans un esprit tout-à-fait nouveau; empreint de modération et de charité»36.

Tandis que l’Église de Constantinople se met en mouvement pour un certain dialogue œcuménique avec tous les chrétiens et avec Rome, elle rencontre bien quelque empressement mais aussi de la circonspection dans les autres Églises orthodoxes. La raison en était le prosélytisme dont elles avaient fait récemment l’expérience, mais aussi le monologue froid et monocorde de Rome, qui les invitait à «franchir la porte demeurée ouverte ramenant à l’unité sous un seul pasteur»37.

C’est l’époque du pape Pie X où, en dehors de l’Octave de prières pour l’unité, instituée en l908 par deux anglicans, Spencer Jones et Paul Watson, toute initiative moderniste était exclue, comme des acrobaties d’alpinistes, toujours périlleuses.

C’est ainsi que les pionniers de l’œcuménisme, comme l’abbé Paul Couturier (188l - 1953), Dom Lambert Beauduin (1873 - 1960), l’éminent cardinal Mercier (1851 - 1926) et d’autres, ont dû se confiner dans des activités moins élevées: le premier dans la théorie biblique et charismatique de la charité, le second dans un approfondissement du renouveau liturgique et le troisième dans la sauvegarde active de tout ce qui était menacé par le conservatisme antimoderniste.

La guerre (guerres des Balkans et première guerre mondiale) entre l9l2 et l9l8 a donné à tous une plus grande conscience du tragique des luttes fratricides.

Le pontificat de Benoît XV se prépare pour le passage de l’oecuménisme de la prière à l’œcuménisme scientifique. Ce pape modéré appuya les initiatives des prières pour l’unité chrétienne (1916) et, s’inspirant des suggestions du cardinal Langénieux (1893), il retira à la Congrégation de la propagation de la foi les questions touchant a l’Orient et fonda aussi l’institut pontifical oriental (1917) comme centre des études orientales en Occident.

Avec la charte de fondation du nouvel institut Orientis Catholici (15.10.1917), apparaît une différenciation dans le mode officiel d’appellation des fidèles de l’Orient chrétien. Au lieu d’être qualifiés par la bouche du pape de schismatiques, ceux-ci sont mentionnés en deux endroits comme orthodoxes. Le Saint-Siège veut désormais une présentation et une connaissance parallèles de la doctrine des deux Églises38.

Ces développements n’étaient pas encore parvenus à la connaissance du Patriarcat œcuménique;. c’est pourquoi, lorsque  le  locum tenens du Patriarcat, le metropolite Dorothée de Brousse († 1921, se rendit à Paris soutenir les droits religieux des chrétiens de l’Asie Mineure, il s’arrêta à Rome sans toutefois entrer en contact avec le Saint-Siège.

En effet, le jeudi 6 mars 1919, au debut de l’après-midi, le métropolite Dorothée, accompagné de sa suite, passa sous les fenêtres du pape, se prosterna devant la tombe de saint Pierre, admira les merveilles artistiques de la basilique vaticane, puis se retira pour ensuite continuer son voyage à Paris. Il convient de noter que ce vénérable métropolite était une figure éminente de l’œcuménisme d’inspiration orthodoxe. Il ratifia de sa signature la fameuse encyclique adressée à toutes les Églises du Christ (1920), qui constitue la  magna carta de l’œcuménisme pour l’Orthodoxie39.

Ce texte avait été rédigé avec le concours des personnalités les plus éminentes de l’Église de Constantinople, ecclésiastiques et laïcs, qui formèrent une Commission synodale présidée par le métropolite Nicolas de Césarée, et une sous-commission de théologiens dont les membres étaient: G.Strinopoulos40, J. Eustratiou, Basile Stéphanidès, Β. Antoniadès et P.Comninos.

Dans cette encyclique, le Patriarcat œcuménique, faisant œuvre d’avant-garde, présenta à la chrétienté deux principes fondamenfaux:

a) nécessité d’un ministère  ecclésiastique assumant  pleinement ses responsabilités et imprégné de l’esprit de charité, et du renoncement à toute polémique théologique, au prosélytisme, aux injures, ete.;

b) certitude que Dieu a le pouvoir d’accomplir des choses apparemment impossibles, et peut aussi réaliser l’unité des chrétiens, à condition que ceux-ci abandonnent les petitesses de zélateur et prennent conscience de ce qui les unit, en dépit des différends, puisqu’ils «sont admis au même heritage» et sont «bénéficiaires de la même promesse dans le Christ»41.

Le Dr.V.A. Visser’t Hooft voit dans cette encyclique «un des facteurs essentiels du Mouvement œcuménique»42 et le père  P.- J. Le Guillou fait observer que ce document montre bien que la participation de l’Orthodoxie au Mouvement œcuménique n’était point due à des circonstances extérieures, mais que l’œcuménisme «repondait simplement à une vocation émanant de l’interieur même du monde orthodoxe»43.

Effectivement, la vocation œcuménique de l’Orthodoxie découle de ses expériences vécues. Nous en avons une nouvelle preuve dans le Congrès Panorthodoxe de Constantinople (1923), qui avait précisément pour objet la rénovation de la vie intérieure, condition préalable de l’unité.

Au cours des débats, le métropolite Basile de Nicée, le futur patriarche de Constantinople (1925-1929),  souligna qu’il n’était pas possible d’ignorer l’Église de Rome dans ses efforts pour l’union des chrétiens. De son côte, l’archimandrite Jules Scriban, délégué de l’Église roumaine, proposa qu’à l’occasion du  l6e centenaire  du 1er Concile œcuménique (325-1925) un message en faveur de l’unité fût adressé aux prélats catholiques44.

C’est sous le pontificat du sage patriarche Basile III que commencent les contacts officiels; avec des visites de prélats catholiques au Phanar: celles de Mgr. A. Roncalli, le futur pape Jean XXIII, alors délégué apostolique en Bulgarie et archevêque titulaire d’ Aréopolis (janvier et mars 1927); celles de Mgr. P. d’Herbigny, évêque titulaire d’Ilion et directeur de l’institut  pontifical oriental à Rome (1927)  et d’autres personnalités éminentes45. A la même époque, des membres du clergé orthodoxe et des théologiens laïcs se rendent en Occident à l’occasion de congrès ou pour y poursuivre leurs études. Ainsi se réalise un échange de contacts directs, très bienfaisant pour tempérer les dispositions de part et d’autre.

Quant à la reprise des relations officielles, l’Occident faisait preuve de manque de compréhension. Il était fatal que ce refus de tout rapport officiel entre les deux Églises ait conduit la Commission Panorthodoxe du Mont-Athos à prôner «une  protection et une defense contre ceux qui s’efforcent de porter préjudice a l’Église orthodoxe».

En depit de ces difficultés, la parenté de foi et de vie émouvait toujours catholiques et orthodoxes  lorsqu’ils se rencontraient occasionnellement. C’est ce qui se produisit, par exemple, à Paris (1931, 1936), au cercle des Rencontres franco-russes qui réunissaient V. Berdiaeff, J.Paritain, E.Mounier, le père Serge Boulgakov et le père Yves Congar; ou, à Athenes (1936), lors du 1er Congrès orthodoxe de théologiens. C’est certainement au cours de rencontres de ce genre qu’on a pu entendre pour la première fois des «accords» d’ecclésiologie pacificatrice.

Le Saint-Esprit inspire tant l’Orient que l’Occident.

Le pape Pie XI perçoit bien les appels de son temps, mais il ne peut agir qu’en fonction de la ligne tracée par ses prédécesseurs.  Son action en faveur de l’unité prépara le terrain et fut à plusieurs égards, positive. Dans ses encycliques, ses discours au Consistoire, ses lettres, les Congrès, ainsi que dans ses audiences privées, il ne manquait jamais l’occasion d’exprimer son désir de contribuer à la preparation de l’union.

Mais son accession au trône pontifical coïncide avec les célèbres Conversations de Malines (1921 - 1926),  entre le cardinal D. J. Mercier et lord Halifax, qui ont révélé la possibilité du dialogue, au-delà des  controverses et des préjugés46  Sans s’écarter de l’exclusivisme romain, le pape Pie XI inaugure un programme de retour aux sources théologiques et liturgiques, ce qui impliquait une réévaluation de l’Orient chrétien et l’abandon de toute tentative de latinisation de tous. C’est ce retour aux sources qui a été le plus apprécié, en Orient comme en Occident, et qui a eu de tangibles résultats constructifs.

Par sa lettre Equidem Verba (21 mars l924), qui confiait aux bénédictins la mission «de stimuler, par la plume et la parole, le zèle pour l’unité et l’intérêt pour les problèmes de l’Orient chrétien», Pie XI donna le choc psychologique pour le rapprochement avec les orthodoxes.

Le monastère de Chevetogne, grâce à son organe, la revue  IRÉNIΚOV, devint un véritable laboratoire en vue des efforts de rassemblement. C’est la foi des champions de ce mouvement -tels Dom Beaudoin et ses compagnons pour faire cesser tout prosélytisme et toute polémique et pour procéder a l’étude approfondie des deux Traditions- qui est à la base de la méthode d’une meilleure compréhension et d’estime réciproque: cette foi et cette méthode seront finalement adoptées par Vatican II.

Le pape lui-même donna une impulsion particulière a l’examen académique et scientifique des questions orthodoxes et a leur présentation.

Il réorganisa l’institut pontifical oriental de Rome (1928) et recommanda la création de chaires de théologie orientale dans les universités catholiques et l’organisation de semaines d’études. Ces mesures tendaient à une connaissance plus profonde de l’Orient chrétien en vue d’enrichir la théologie occidentale: une connaissance qui ne visait point à decouvrir de nouvelles différences, mais à assurer des contacts plus étendus en matière de théologie mais aussi dans la vie de l’esprit et de l’Église.

Sous le pontificat de Pie XI et de Pie XII, la Divine Providence, avec les prières de nombreuses personnalités connues -comme le P.Couturier- et une pléiade de moins connues, prépare l’Église à s’engager dans une ère nouvelle: l’ere de la coexistence dans l’indépendance et de la réconciliation dans l’amour et la vérité.

Le désir d’un retour à la Tradition et au culte primitifs de l’Église va en s’étendant. Les hommes qui auront à jouer de nouveaux rôles prophétiques sont retirés de l’obscurité et sont placés successivement par la Providence aux postes où ils seront le mieux trempés dans la réalité, en vue de l’union et dans les revendications de la brûlante actualité mondiale. Tout converge, en dépit de la tragédie de la seconde guerre mondiale -et l’on dirait «grâce» à elle - à ce que le monde devienne conscient de la nécessité de coopérer et tout conduit à la certitude que la vie de l’Église a, devant elle, un bel avenir, des voies révélatrices, une nouvelle création.

Les chrétiens commencent à comprendre la grande leçon du lavement des pieds. Ils réchauffent leurs attaches et affermissent leur désir de retour en commun à leur héritage par une rénovation intérieure. Ils comprennent que la plus horrible tragédie de l’Église ne réside pas simplement dans les divergences doctrinales, mais dans le fait qu’ ils ont eux-mêmes cesse d’aimer et de s’aimer les uns les autres. Ils ont ainsi commencé à s’affranchir du monologue présomptueux et de la contradiction sans contenu ni fondement, pour instaurer le dialogue de l’edification mutuelle.

Une marche œcuménique guidée par la grâce de Dieu est devenue l’aiguille mystérieuse qui, ‘par Mouvement venu d’en haut et se manifestant de l’intérieur, entraîne par un fil conducteur invisible les pionniers et nous tous pour nous inciter à recoudre la déchirure de la tunique sans couture du Seigneur’.

C’est un phénomène symbolique vraiment céleste, digne d’une grande attention. À chaque époque d’Èpiphanie, apparaissent des précurseurs qui «préparent la voie», des esprits dynamiquement pacificateurs, des annonciateurs du Seigneur qui se rassemblent à un certain moment précis, voulu par Dieu.

De tels annonciateurs, au nombre de trois, naissent entre les années 1881 et 1897.

Le premier, en 1881, à Sotto il Monte de Bergamo, de la famille Roncalli et qui reçoit le prénom d’Ange précisément. Le deuxième, en 1886, à Vassilico, en Èpire, de la famille Spyrou et il est baptisé Aristoclès. Et le troisième, en l897, à Concesio de Brescia, de la famille Montini: il est appelé Jean. Le premier devient un symbole de bonté et  d’humilité. Le deuxième, avec un regard lumineux comme ses visions, prêche la rénovation et l’unité. Le troisième professe: «je ne suis pas venu pour être servi mais pour servir». Ils sont unis, tous les trois à la fois, par l’appel vers une mission de prophète et par leur origine gréco-romaine, comme aussi par la même «mer nourricière», l’Adriatique.

Ces trois annonciateurs, en tant que ‘presbytres’ des Èglises de l’ancienne et de la nouvelle Rome, sont connus sous d’autres noms. Le premier s’est imposé le nom de Jean XXIII; le deuxième, celui d’Athénagoras et le troisième, celui de Paul VI. Tous les trois ont déposé sur le saint autel de l’Église universelle le blé de la coopération, le vin de l’unité et l’huile de la charité, pour préparer la concélébration.

Mais ouvrons le livre de la vie de chacun d’eux pour confirmer  le témoignage de «celui qui a vu».

Jean XXIII est le premier «envoyé47.

Son nom de famille était Ange-Joseph Roncalli. Il provenait  d’un milieu fort modeste, mais où prédominait la bonté. Il ressentit très tôt l’appel dont il était l’objet et se consacra sans nulle réserve à sa mission. Jeune seminariste, il se rend compte, en 1898, qu’«il doit se comporter en ‘ange’ dans la vie» et que «la voie qui lui convient est celle de l’humilité»48. Pour lui, «le christianisme a un sens œcuménique, ce qui ouvre de nouveaux débouchés49 à la régénération, dans le Christ».

C’est dans les Lieux Saints qu’il entre pour la première fois en contact avec l’Orient, en 1905, alors qu’il remplissait les fonctions de secrétaire de l’évêque Giacomo Radini-Tedeschi, de Bergamo.

La tradition de la prière commune des chrétiens n’a jamais été interrompue dans les lieux de pèlerinage les plus vénérés, comme à la grotte de Bethléem, au Saint Sépulcre et ailleurs. En dépit des différences de rites et d’heures canoniales, la copropriété et l’utilisation commune des Lieux Saints crée une communauté de culte, qui est comme un admirable rassemblement préliminaire, voulu par Dieu, sur les lieux de Son incarnation et de Son sacrifice, pour manifester Sa volonté à tous les chrétiens.

Roncalli commence ainsi à se pencher sur ce problème, à percevoir, dans le fond, l’accord de tous sur l’adoration du même Christ, qui «est proclamée... à toute occasion»50. Il se demande: «Pourquoi l’aspiration actuelle à l’union, avec le concours unanime de toute la chrétienté, ne deviendrait-elle pas demain une réalité? C’est à nous de cultiver ce désir. Le reste appartient à Dieu»51. C’est donc là, tout près du Golgotha, que germe l’idée de Roncalli en faveur de l’union.

Il prend connaissance de la réalité orthodoxe dans trois pays où elle s’exprime. En  Bulgarie, il découvre la profonde piété du peuple et la structure slave de la théologie orthodoxe52. En Turquie, il se rend compte des dimensions apostoliques du témoignage orthodoxe, manifesté par le Patriarcat œcuménique et le libre esprit chrétien qui s’y trouve en gestation depuis 1923 (Congrès Panorthodoxe) et 1930 (Commission Panorthodoxe du Mont-Athos), pour l’édification de notre temps selon la novation de Jésus Christ, seul à pouvoir tout rénover. En Grèce, il constate que le véritable esprit grec est prêt a embrasser dans un esprit œcuménique toute initiative sincère d’union et que la pensée théologique, la liberté et l’autorité s’equilibrent, ce qui permet a l’Église d’être à l’aise, sans engagements ni dangereuses déviations.

Il connaît dans ces trois pays les personnes et les choses et il agit en «pacificateur»53 avec une dignité pleine de charité et de lumineuse bonté, ce qui le rend bientôt sympathique à tous et qui dissipe toute espèce de suspicion. Il voyait toujours les choses de leur bon côté et son humeur empreinte toujours de cordialité lui permettait de mener ses missions à bonne fin.

«Lorsqu’il s’agit de faire triompher la charité, peu m’importe que l’on me piétine»54, ecrivait-il.

«J’ai demandé le respect et j’ai  offert le respect»,  disait-il  encore. «Je ne me suis jamais baissé pour ramasser la pierre qu’on m’avait lancée. C’était une preuve d’amour véritable»55.

Sa présence à Istanbul, en qualité de délégué apostolique, du 13 juin 1935 au 8 décembre  1944, créa un climat nouveau dans les relations Occident-Orient. La porte de son bureau était grande ouverte aux amis et aux adversaires, tant il était d’un tempérament accueillant.

Son intérêt s’est porté surtout sur l’étude de la vie ecclesiastique duPatriarcat œcuménique. Il voulait renouveler les contacts qui avaient commencé en 1927 et faire connaissance avec le patriarche Photios II. Mais ses divers voyages, notamment en Grèce, retardèrent la réalisation de ses projets. Photios était mort entre temps: Mgr. Ange Roncalli revient à Istanbul pour les funérailles, le 2 janvier 1936, présenter ses condoléances. Lorsqu’il apprend l’élection du nouveau patriarche, Benjamin, le 18 janvier l936, il vient le féliciter. Ces deux visites, considérées simplement comme des actes de courtoisie n’eurent point de suite. Ce n’est que lorsque le délégué apostolique voulut visiter le Mont-Athos, que le Patriarcat s’empressa d’accorder l’autorisation nécessaire. Mgr. Roncalli effectue ce voyage avec l’archevêque Jean Filippouci du 17 au 20 mai 1936. Il visite Caryés et les monastères de Xyropotamo, Vatopédi, Pantocrator, Koutloumousion, Pantéléimon et Ivira, où il célèbre la messe dans sa chambre; il s’entretient très cordialement, et dans un esprit œcuménique, avec les moines56. Il conservera le souvenir du charme qu’a exercé sur lui cette visite au Mont-Athos et, plus tard, devenu Jean XXIII; il sera le premier pape à avoir vu de ses propres yeux la «porte du ciel», comme un autre pape avait appelé le Mont-Athos, mais sans l’avoir vu.

Au cours des années qui suivirent, Mgr. Roncalli exerce ses fonctions à Istanbul avec une activité discrète, afin d’édifier et non de provoquer. Il y fait la connaissance de plusieurs prélats et religieux orthodoxes, tels que les métropolites Thomas, des Iles des Princes, et Germanos, d’Énos. Afin d’améliorer les relations entre Athènes et le Vatican, il visite neuf fois la Grèce, entre mai 1936 et mai 1939. Il est reçu par le roi Georges II, le prince héritier Paul et par Jean Métaxas; il a des entretiens avec plusieurs ministres et d’autres personnalités. Un jour-c’etait le 24 août 1937 - en revenant de Corfou, il rencontre, à bord du «Κéphallinia» l’archevêque Chrysostomos Papadopoulos d’Athènes († l938), avec qui il a un entretien cordial. Il visite la Grèce centrale, le Péloponnése et les îles. Il fait la connaissance des metropolites Philarétos de Syra, Iacovos de Mytilène, Βasile d’Arcadie (Crète), qui lui offre l’hospitalité à l’Éveché à Mirès, dans le centre de l’île. Tous l’estiment profondément pour sa bonté et sa modération.

Les visites que Mgr. Roncalli avait faites au Patriarcat en l936 lui sont rendues à Istanbul par les autorités patriarcales, en 1939, lors du décès du pape Pie XI et de l’élection du pape Pie XII.

En effet, à peine le patriarche Benjamin eut-il appris la triste  nouvelle (10 février 1939) qu’il prit l’initiative, pour la première fois depuis de longues années, de présenter ses condoléances à Mgr. Roncalli, représentant du Saint- Siège. Le protosyncelle Adamantios, qui deviendra plus tard métropolite de Pergame († l958), est chargé de cette mission officielle. Il s’agit d’une personnalité active et ardente, qui eut de tout temps une connaissance très claire du problème de «la coopération et de l’union des Églises»57. Le langage qu’il tient à Mgr. Roncalli suscite l’enthousiasme de ce dernier car il correspond à ses propres pensées. Le représentant du pape s’empresse de faire rendre la visite par l’entremise de son secrétaire dévoué Mgr. Jacques Testa († l962) et recommande à Rome de donner suite à ce bon début.

Mgr. Roncalli avait éprouvé une telle satisfaction de cette visite qu’il en fit part à ses ouailles au cours  d’une messe  célébrée en l’église du Saint-Esprit à Pangalti, le 19 février 1939. Il déclara notamment qu’«un jour la vision du Seigneur pour un seul troupeau deviendrait une douce réalité sur la Terre comme aux Cieux».

Après l’élection de Pie XII, Rome approuve les relations officielles avec le Patriarcat.

Et le 27 mai 1939, a 11 h., Mgr. Ange-Joseph Roncalli, archevêque titulaire de Mesemvrie, franchit au Phanar le seuil de la cinquième retraite du siège de la nouvelle Rome, escorté par les prêtres R.Collaro, J.Ciliqua, J.Testa et I. Filippouci.

Le patriarche Benjamin l’accueille dans son bureau officiel, entouré des métropolites Gennadios d’Héliopolis († l956), Dorothéos de Laodicée58 et de sa cour, à la tête de laquelle se trouvait le protosyncelle Adamantios.

Les présentations d’usage  terminées, Mgr. Roncalli porteur dupremier message officiel de Rome -après un antagonisme séculaire- dit qu’il «remplit une mission du pape Pie XII, qui venait de lui être transmise par une lettre du cardinal Maglione; et qu’il se présente en personne devant le patriarche pour lui apporter les salutations chaleureuses et les remerciements personnels du pape, pour les condoléances patriarcales lors du décès de son prédécesseur et pour les félicitations a l’occasion de sa propre élection». Et il ajoute que «le pape a pris,  avec émotion, connaissance de ces deux manifestations du Patriarcat œcuménique».

Le patriarche Benjamin lui répond: qu’il «reçoit avec grande joie la visite de Pgr. Roncalli, chargé de cette mission sacrée de S.S. le pape, dont le zèle divin pour l’amour du Christ et pour la paix du monde trouve de profonds échos et suscite la déférence de tout le monde chrétien». Puis il le prie de «transmettre à nouveau ses salutations personnelles au pape»59.

Et Mgr. Roncalli de terminer en affirmant qu’il le fera avec plaisir car il’sait combien le pape en sera heureux.

L’entretien cordial se poursuivit pendant une demi-heure dans un climat de bonté et de simplicité sur les perspectives qui s’ouvrent désormais à l’établissement de la fraternité entre les chrétiens.

Ensuite, avec une grande déférence, Mgr. Roncalli prend congé du vénérable patriarche et quitte le Patriarcat «avec tous les honneurs qui lui étaient dus».

Cette rencontre historique, la première du XXe siècle, devait être confirmée par une autre visite, non moins historique, rendue vingt ans plus tard dans des circonstances différentes, au Vatican.

Mais survient alors le grand malheur de la seconde Guerre Mondiale. Le peuple orthodoxe de Grèce est crucifié par une triple occupation celle des Nazis, des Fascistes et des Bulgares. La famine le menace d’extermination.

Mgr. Roncalli arrive alors en Grèce. «Lorsque je me retrouve en Grèce -ecrivait-il- je me sens comme un poisson que l’on remet dans l’eau»60.Effectivement, il veillait à «sauver la charité» grâce a ses multiples activités: Il se lie avec l’archevêque Damaskinos d’Athènes, avec  des hommes politiques, avec des professeurs de l’université, notamment ceux de la faculté de théologie, et avec d’autres personnalités. Il contribue à faire lever le blocus des Alliés et à sauver des milliers de victimes de la famine.

En 1941, Mgr. Roncalli visite, en compagnie du métropolite Germanos d’Énos l’école, théologique de  Halki, l’une des Iles des Princes, près d’Istanbul pour transmettre le message de leurs parents à des étudiants originaires de Grèce.

Mgr.Thomas, métropolite de Chalcedoine, mort en l966, nous confia un jour que, lorsqu’il etait métropilite des Iles des Princes, Mgr. Roncalli venait passer l’été a Pringuipo-Büyük Ada et que la première visite de ce dernier a toujours été pour son évêché. «Je lui dis une fois que c’était à moi de lui rendre visite en premier; mais, lui, avec un sourire plein de bonté, repondit: «Vous êtes ici dans votre siège et c’est à moi, Roncalli; de vous rendre visite, quelle que soit ma qualité».

Mgr. Roncalli à vecu pendant l9 ans dans le monde orthodoxe. Ses contacts avec des prélats orthodoxes et des théologiens laïcs lui ont fait comprendre combien profond et sincère était le désir de l’union, lorsqu’il n’est pas exaspéré par des paroles et des démarches inopportunes, et que, au contraire, il est nourri d’humilité.

Après la retraite des armées de Hitler, l’Europe occidentale avait grand besoin des talents de pacificateur éprouvé d’un Roncalli pour que fût sauvegardée la sérénité dans l’Église. Ainsi, en 1944, l’Orient est privé de lui sans pourtant jamais cesser d’avoir en lui un initié, un apôtre, un confesseur. C’est en quelque sorte un «pret» que l’Orient consent a l’Occident, puisqu’il va le récupérer bientôt, monté sur le trône de saint Pierre, retrouvant dans sa précieuse personne un pére, un frére dans le Christ.

Entretemps, on le sait, il avait été nommé cardinal en 1952 et, l’année suivante, il quitte Paris pour Venise, la ville qui depuis des siècles unit l’Orient et l’Occident.

Au cours de ses diverses missions, en qualité de patriarche de Venise

, il apporte partout son amour pour l’Orient. À Palerme; il déclare en 1957 que «l’Occident et l’Orient, s’ignorant mutuellement, ont avancé séparément et dans des directions différentes, ce qui n’a fait qu’élargir la déchirure de la tunique du Christ».

Du Phanar, à la fête de Pâques l958, un appel est lancé pour une considération commune «de la grandeur de l’unité et de la paix». Il émane du patriarche Athénagoras, le visionnaire. Il se fonde sur la constatation que «la division ecclésiastique continue à faire obstacle au désir et  à l’œuvre duChrist et à rendre vaine la voix de l’Église». Le patriarche recherche, en Occident, un  co-pêcheur, qui se pencherait de concert avec lui de la proue du vaisseau de l’Église pour ramener à bord toutes les âmes humaines qui surnagent dans les flots, alors que, virtuellement, elles appartiennent au commandant du vaisseau, le Christ.

La réponse vient du Ciel:

Après le décès de Pie XII, c’est Mgr. Ange Roncalli qui est appelé au trône apostolique de Rome, le 28 octobre 1958, sous le nom de Jean XXIII.

Expliquant aux cardinaux les raisons du choix de ce nom de Jean, le nouveau pape rappelle que c’était le prénom de son père; que l’Église où il avait été baptisé était celle de St. Jean; que le patron de Venise est Jean-Marc et que, enfin, St. Jean Baptiste et St. Jean l’evangéliste, témoins de lumière et d’amour avaient vécu respectivement aux côtés du Redempteur. Et, comme pour leur proclamer ses intentions, il leur demande de ne pas oublier qu’«une partie de son cœur demeurera en Orient, où il a travaillé durant plusieurs années», et que l’Orient, par conséquent, l’inspirerait dans ses activités.

L’Orient reconnaît  immédiatement la parenté spirituelle et la voix qui revêt une importance extraordinaire. Et l’Orient répond du  Phanar, par la bouche  d’Athénagoras, vibrant d’ émotion: «Parut un homme envoyé de Dieu. Il se nommait Jean»61.

Cette qualification du patriarche dénote celui que les hommes de la terre tout entière attendaient: un bâtisseur de pont, un pontifez qui jetterait un pont, avec droiture et simplicité chrétiennes, par dessus l’ abîme, afin que les hommes reconnussent vraiment le Christ dans l’Église.

Ce n’est certainement pas une exagération que d’affirmer que si Dieu a permis que Mgr. Roncalli, et non pas un autre, fût élu pape, Il l’a fait en faveur de l’ unité de Son Église.

La mise en valeur de ce message de l’unité a rempli  entièrement le pontificat de Jean XXIII et a été la preuve manifeste que  «l’esperance ne deçoit point»62.

Le nouveau  pape a vécu cette unité par la synthèse qu’il réalisa de son existence personnelle et de son enseignement. Il l’étendit à ses idées, à ses actes pour la rénovation des fidèles, pour l’expansion, d’une importance  décisive, de l’esprit collégial de la hiérarchie, et à ses audacieuses initiatives œcuméniques.

Il fut le pape de l’expression de la charité et de la bonne foi. Dès son élection, il déclara que «ce n’est qu’avec l’amour que sera trouvée la verité et que nous nous réjouirons les uns les autres par le bien que nous aurons fait». Et il souligna: «Jésus a fondé sur terre une seule Église, dont le trait caractéristique doit être l’unité»63.

C’est de ce besoin d’unité dans l’expérience pastorale, d’unité entre le Christ et les hommes de notre temps, que naquit la convocation de Vatican II.

Jean XXIII  l’annonce environ trois mois après son élection, le 25 janvier 1959. Et il en a la vision comme d’un mouvement rénovateur unanime, une sorte de nouvelle Pentecôte, qui rechercherait partout l’unité, la synthèse harmonieuse, sans limites ni entraves.

Ce désir n’est pas sans rapport avec l’«expérience dans le mouvement» qu’ il avait acquise en Orient. C’est pourquoi il enchante le patriarche Athénagoras et qu’il suscite chez lui de nouvelles visions quant à la dissipation des préjugés historiques.

Saisissant  l’occasion de ces dispositions du pape, le patriarche dépêche au Vatican l’archevêque Iacovos d’Amerique aux fins d’une entrevue officielle mais qui devait se faire dans le plus grand secret possible. C’est la première visite officielle depuis celle de mai  l547, où le pape Paul III avait reçu le métropolite Mitrophanis de Césarée, exarque du patriarche Dionysios II, devenu plus tard patriarche œcuménique sous le nom de Mitrophanis III (1565 -1572).

Nous sommes le 17 mars 1959, à 11h.30.

L’archevêque Iacovos est conduit dans les appartements pontificaux par les dignitaires de service. Il est accompagné du professeur N.Nissiotis et est reçu par Mgr. Arrighi et le père Pierre Dumont.

L’audience privée a lieu dans la bibliothèque du pape.

Jean XXIII se lève de son siège et, avec une tendresse vraiment paternelle, accueille l’archevêque, les bras ouverts.

Voici la teneur de cet entretien d’une haute inspiration:

L’archevêque :- «Sainteté! Je suis chargé par sa toute- sainteté le patriarche Athénagoras de l’insigne honneur de transmettre a Votre Sainteté,

non par lettre, mais de vive voix, le message suivant:

»Parut un homme envoyé de Dieu. Il se nommait Jean. Le patriarche est convaincu que c’est Vous qui êtes le deuxième précurseur, chargé par Dieu de la mission de ‘preparer le chemin et d’aplanir ses sentiers’.

»Le patriarche est convaincu, en outre, que la convocation des évêques

de l’Église catholique romaine par Votre Sainteté au IIe Concile du Vatican est une convocation faite par Dieu, à travers vos paroles. Le patriarche est convaincu que vous pouvez, par l’amour qui est une grande puissance de transformation, faire en sorte que tous les chemins mènent à Rome, où la sainte foi du Christ a été proclamée, signée et scellée du sang de milliers de chrétiens.

»C’est ce message, un message de foi,  d’espérance et de charité renouvelées, que j’ai le mandat sacré de soumettre à Votre Sainteté, accompagné des prières du patriarche pour que ce message devienne une expérience vécue d’union pour l’Église, divisée mais, ‘une, sainte, catholique et apostolique’.

»Le patriarche serait particulièrement heureux  s’il avait l’assurance que Votre  Sainteté  se persuadait  elle-même  qu’elle est ‘l’homme de Dieu’».

Le pape:- «Aujourd’hui cette maison a reçu le salut’. J’ai le sentiment que Dieu lui-même a visité cette maison.

»Et Il l’a visitée.

»Dites à sa toute sainteté que nous sommes tous des envoyés. Et lui, pius que moi. Il Vous a envoyé. La nouvelle Rome s’adresse à l’ancienne. C’était le devoir de cette dernière, mais le patriarche m’a devancé. Je pensais envoyer une légation, pour expliquer l’objet de la convocation du Concile. Pas une bulle, comme ce fut le cas pour le 1er Concile du Vatican. Le moment est venu de la communion personnelle directe. Les lettres n’éclairent pas toujours les bonnes intentions. Le but du nouveau Concile est la reunification de l’Église».

L’archevêque:- «Votre Sainteté me permet - elle. . . ?

»Nous esperons que la formule de l’invitation à l’union ne sera plus conçue de la même façon que par le passé, qui était ‘revenez pour vous unir...’.

»Il est temps que nous disions: ‘nous devons nous unir’; et que nous le disions avec humilité et par la prière car ceux qui sont baptisés et qui boivent au calice de Son amour doivent s’empresser d’être les premiers pour l’union dans le Christ».

Le pape:-«L’union sera une union de cœurs. Une union de prière. Une union qui sera le fruit de la recherche de l’un par l’autre.

»Si la devise de la révolution française: liberté, égalité, fraternité ne prévaut pas, il n’y aura ni paix entre les nations ni umon entre les Églises.

»Répétez cela à Sa Sainteté.  Donnez-lui l’assurance de ma gratitude et de mon amour fraternel. Et dites-lui que nous sommes tous,  lui et moi, des envoyés, et que notre mission consiste à preparer la voie vers le dialogue de  l’amour, jusqu à ce que ce dialogue devienne une prière et que la prière devienne l’union».

Cet entretien demeurera à jamais dans la mémoire de l’Église comme le plus beau dialogue  angélique  du pastor angelicus  (c’est ainsi qu’à Venise les fidèles appelaient le pape) avec le messager du patriarche Athénagoras.

L’archevêque  Iacovos  d’Amerique parle avec délicatesse, droiture, réalisme, avec le sens de sa responsabilité. Le pape Jean l’accueille avec une cordialité empreinte d’une  simplicité toute biblique et avec une plénitude dans l’amour, qui ouvre la voie à la compréhension dans un climat nouveau. Il met en relief l’essentiel sans fermer les yeux sur les difficultés. Cet ‘essentiel’, c’est la certitude que ‘le moment est venu’ pour le dialogue des cœurs, qui sera inauguré par un retour en commun à ce qui nous unit plus profondément et de façon plus organique. Sous les objectifs du Concile, la réunification de l’Église, il y a la nécessité d’un  retour  en commun a l’esprit de  l’unité primitive  de l’Église, à la fois universelle et orthodoxe, et d’un approfondissement en commun de cet esprit.

Au cours  d’une réunion officielle des métropolites de Grèce, a Athènes le 3 juillet 1963, le patriarche Athénagoras dira du pape Jean XXIII:

«Il s’est efforcé  d’ouvrir les portes  fermées de l’Église d’Occident et de sortir du monologue dans lequel vivait cette Église depuis des siècles.

»Mais, nous-mêmes, ne nous étions-nous pas bornés a monologuer?

»Et y a-t-il, dans la vie des hommes, quelque chose de plus tragique

que le monologue? Est-ce que ce n’est pas le dialogue qui donne la conscience de soi à l’homme et surtout à celui qui se trouve dans la grâce de Dieu?

»Deux faits n’ont pas permis au pape  Jean XXIII d’ouvrir entièrement les portes de l’Église d’Occident et d’en sortir, comme il le souhaitait ardemment: sa maladie et le fait que les portes, en raison de leur longue fermeture, ne pouvaient que difficilemant s’ouvrir au premier effort.

»Je ne sais pas ce que fera le nouveau pape, ni quel sera son programme, mais le fait est que nous, au lieu de l’isolement, nous avons décidé de nous mettre en marche et nous sommes sortis à la rencontre du Seigneur, sur la grande avenue de l’histoire, à la recherche de nos frères, ceux de l’Est comme ceux de l’Ouest».

Effectivement, la trop brève mission dupape Jean XXIII fut une mission de précurseur et de témoin. Et il n’y a pas de plus belle mission! Le précurseur nous dit: ‘Il vient’. Le témoin nous invite à «Voir». Jean XXIII a fait œuvre de précurseur pour que fussent surmontés les malentendus et les illusions, et il a porté témoignage pour montrer que ce qui a plus de valeur, ce n’est pas ce que nous réalisons mais bien ce que nous poursuivons.

Le pape Jean XXIII, «débordant d’amour, débordait également de théologie», comme dit l’hymne orthodoxe qui nous parle de l’evangéliste Jean. Car c’est l’amour qui est la substance de la théologie et de la vie divine de l’Église dans le monde. «Lorsque nous aimons, dit saint Augustin, nous pouvons faire ce que nous voulons, negliger ce que nous voulons, risquer ce que nous voulons».

«Si tous les membres du clergé étaient comme Mgr. Roncalli», a dit le grand homme d’État français Édouard Herriot, «il n’y aurait pas d’esprit anticlérical chez certaines gens». Dès lors, comment l’humanité pouvait-elle ne pas estimer celui qui, à peine parvenu à la dignité  suprême de l’Église, répondait sans nulle difficulté et de la façon la plus conforme à l’Évangile  à la question d’un journaliste: ‘Qu’est-ce que le pape?’: ‘Le pape est le frère de tous les hommes!’.

Voilà pourquoi Jean XXIII  est le pape qu’ont aimé aussi bien les catholiques que les protestants et les orthodoxes, et tous les hommes de la terre.

Voilà pourquoi aussi-contrairement aux lois naturelles-plus Jean XXIII s’éloigne de nous, plus sa stature grandit à nos yeux!

Voilà pourquoi enfin «il sera appelé prophète du Tres Haut»64.

Le deuxième «envoyé» est Athénagoras65. Une figure comme celle du  patriarche, qui attire et retient l’attention de tous les hommes de notre planète,  comme en témoigne l’intérêt qu’elle suscite par sa vie, ne saurait être gravée de façon complète, même par un de ses proches, comme l’auteur de ces lignes, qui a eu le bonheur insigne de vivre dans son ombre.

Voici ce qu’écrit à son sujet le père Maurice Villain, pionnier contemporain de l’œcuménisme en France:

«Pour camper le personnage en pied, il faudrait du génie -la plume de Bernanos, le pinceau de Territi, le ciseau de Michel-Ange- car tout est grand et plus grand que nature chez Athénagoras, ce nom qui évoque Abraham, Moïse, Melchisédech; et, la grandeur s’allégeant de transparent mystique, il y faudrait l’art de Roublev. C’est dire que le «mini-portrait» qui m’est demandé ici est une entreprise impossible s’il n’est pas un contresens. Renonçant donc à dessiner les yeux immenses d’icone, à suivre les méandres de la barbe fluviale au parfum balsamique, à cerner la silhouette d’airain que hiératisent les gestes liturgiques, je me bornerai à capter un trait -un seul- mais décisif et prégnant, de tout ce qui est issu de cet être exceptionnel: l’accueil évangelique.

»Le patriarche Athénagoras: un regard qui vous enveloppe avec infiniment de respect, deux bras qui se tendent et qui étreignent. Irrésistiblement, vous vous sentez protégé par ce géant, enlevé, aspiré vers les cimes  qu’habite le prophète: vers -l’Évangile de l’amour, du rassemblement, de l’unité. ‘Car enfin, murmure une voix persuasive, rien ne nous sépare: nous avons le même credo, le même Christ, la même Eucharistie, les mêmes saints, les mêmes martyrs’.  Qui que vous soyez -modeste pèlerin ou personnage éminent, voire le pape lui-même, vous êtes embarqué»66.

Le patriarche Athénagoras, 268e archevêque de Constantinople, est le premier d’une liste sacrée de 350 évêques, de la juridiction desquels relèvent aujourd’ hui plus de cent millions de chrétiens «grecs» orthodoxes.

Sa presence domine majestueusement le trône sacré de la «grande église du Christ», qui, on le sait, a son siège dans le modeste quartier historique du Phanar, à Istanbul: c’est là que se trouvent le cœur et le centre de l’Orthodoxie67.

Le visage liturgique du prélat, une sommité ecclésiastique au regard qui voit loin, se dresse au Patriarcat œcuménique «de face», car c’est bien là, l’attitude qui assure la liaison directe, le dialogue  personnel avec les auditeurs.

Le personnage d’Athénagoras s’aperçoit de façon vivante au début sur deux dimensions: celle de l’élévation de ses conceptions, qui est en proportion de son physique majestueux, et celle de l’ampleur de son message, qui est en rapport avec l’envergure de ses bras grands ouverts. Quant à la troisième dimension, la profondeur, elle se rattache à une transcendance quasi transparente, qui est accessible progressivement, au fur et à mesure que l’on se concentre sur la spiritualité dynamique du patriarche.

 

Athénagoras offre les traits personnels d’un chef  de tribu biblique, d’un patriarche de la Bible et d’un prophète qui a vu Dieu. De sa haute tête qui, tel un Mont-Blanc, touche au ciel, se déversent les vagues écumantes de sa longue barbe blanche. Sur son front, comme un «sceau charismatique»,  resplendissent l’intelligence, l’esprit  créateur, la liberté.  Ses sourcils rappellent les arcs jumeaux d’une porte byzantine ouverte sur la lumière visionnaire.

«La lampe  de ton corps, c’est ton oeil», disait le Christ68. C’est dans l’oeil de  l’homme que se concentre la force  psychosomatique;  c’est par l’oeil que l’homme suppute les signes de l’avenir. C’est ce qui explique que l’art de Byzance accorde à l’oeil autant d’étendue et d’éclat. Le visage du patriarche reçoit la lumière de superbes yeux marrons, des yeux que le sommeil n’atteint point, des yeux pénétrants, sans rien d’immodeste, d’une portée étonnante, mais aussi nantis d’une grande vision intérieure; des yeux qui offrent la caresse, qui donnent de la joie, attirent l’amour.

De même que sa vue embrasse un large rayon, son ouïe est très sensible aux voix intérieures. De ses lèvres; affables et empreintes d’amabilité, émanent toujours des paroles de cordialité, qui projettent la joie pascale de  l’homme ésotérique a l’accolade  chrétienne, qui appose le sceau d’un amour mystique. Son langage, qui apporte une «nouveauté», celle du chef pionnier, hait le monologue contraire à la spiritualité et se livre sans réserve au dialogue, comme son Seigneur.

Athénagoras embrasse, par le dialogue, la vie de l’Église et les problèmes de l’humanité. La rencontre sur le terrain du dialogue revêt une valeur de révélation; c’est une héroïque sortie des tranchées, que seuls peuvent tenter des hommes courageux, affranchis de toute hantise opportuniste. Cette «sortie du moi», Leibniz la voyait comme un «effort» et l’appelait: amour. L’amour est une fournaise ardente69. Le métal dont nous l’alimentons fond à sa flamme pour produire le dialogue, qui constitue l’événement le plus beau, le plus pur et le plus fécond de l’histoire divine et humaine.

Par sa taille de géant; ce corps ascétique, inflexible, aux épaules puissantes, peut supporter vaillamment et porter la croix de tout héraut de la vérité. Deux bras immenses s’ouvrent, qui ont été créés pour vous étreindre, dans une embrassade de père affectueux. Ses mains sont faites pour bénir, pour s’exprimer avec beaucoup de  délicatesse et de nuance. Ce sont aussi des mains de maître-ouvrier, sachant abattre les «barrières qui séparent»70 et édifier à leur place l’amour, la compréhension, la miséricorde. Dans ce corps demeure un «coeur pur», paisible, calme, prudent, dont les battements sont à l’unisson de ceux du coeur de l’humanité. Ce coeur a «sa propre raison, que la raison ne connaît point»; comme disait Pascal, raison qui élimine les dissensions et les divergences, qui intègre l’existence et la parachève dans la dilection fraternelle. Ce coeur fonctionne sans jamais être trouble par des petitesses théologiques, par les passions apportant la division et «la désolation du Royaume»71.

Ses pieds, qui ont parcouru le monde entier, avancent fermement dans le brûlant actuel, s’appuyant  sur des «réalites». Ils ne suivent point la déontologie ecclésiastique conventionnelle. Ils écrasent les complexes de l’intolérance et ils ouvrent la voie, où passeront un jour ceux qui ont tenté vainement de le retenir:

Ce maigre portrait est rehaussé d’une palette  de couleurs où s’harmonisent heureusement les tons chauds et les nuances plus neutres. Son visage est empreint d’une grande douceur  et d’une gravite sereine. Sa voix est nuancée de chaudes vibrations, lourdes de sens; elle n’a rien de l’emphase grandiloquente et bavarde de certains membres du clergé. La modulation melodieuse de la foi et de la vie personnelles crée une sorte de symphonie chromatique, toute lyrique. Ses organes de perception sont si harmonieusement «éclairés» qu’ils semblent vouloir ne plus appartenir à un être biologique. Ses mouvements obéissent à une délicatesse intérieure, mise en valeur et entourée, comme dans les manuscrits byzantins, par le vermillon du cinabre impérial. La majesté de sa stature est encore mise en relief par le noir de la soutane, drapée et mouvante, presque musicale, noir qui sert de fond au violet, broché d’or, de la chape patriarcale; à ces tons évocateurs répondent les nuances des fils mystiquement precieux de son âme. Cette heureuse combinaison de couleurs crée une atmosphère hautement suggestive, qui transpose la personnalité du patriarche du monde des «réalités» à celui de la spiritualité, du thème figuratif au contenu transcendant.

Cette synthèse de portrait est fondée sur la tradition de sa race. Athénagoras constitue un modèle qui allie le calme perfection de la statue grecque antique à la concentration de la haute puissance et de la profondeur psychique d’une icone  byzantine. Un aurige delphique et un Noé biblique, revêtu de grâce par son humilité voulue; qui n’hésite pas à s’abaisser pour toucher et relever «le plus petit de ses frères».

Le portrait pourrait porter deux inscriptions.  L’une est de sa main et résulte de sa propre expérience évangélique: ‘bienveillance et paix-amour et unité’. La seconde a été rédigée par ceux qui ont vécu près de lui: ‘Athénagora le pacificateur, archevêque de Constantinople’.

On s’est souvent demandé comment le patriarche Athénagoras a suivi cette vocation de pacificateur, ce qui l’a conduit à cette «plenitude de vision intérieure» pour l’unité:

La vérité découle d’un entretien que nous avons eu avec notre auguste interlocuteur. Nous lui avons demandé un jour:

L’auteur:- «Sainteté, souvent lorsque nous voulons éclairer la marche des idées à travers le temps, nous nous remémorons une foule de faits insignifiants ou simplement oubliés. Lorsque ceux-ci se produisaient, les gens n’en avaient pas tellement conscience; mais, lorsque les fruits en ont mûri et donné les valeurs qui portent le sceau du grand appel, nous devons les ramener avec précaution à la surface pour voir comment l’homme à la barre a maintenu le gouvernail axé sur la ligne du ‘devenir’ historique. Dites-moi ce qui a amené Votre Sainteté si près de l’amour de l’homme ?».

Le patriarche:- «C’est la haine! Lorsqu’en 1910 je suis allé à Ponastir, l’actuel Vitoli de Serbie, je me suis immédiatement trouvé dans une atmosphère de haine. Grecs, Turcs, Albanais, Bulgares, Serbes, Roumains, Juifs, toutes ces races y étaient aux prises, essayant de s’exterminer l’une l’autre. Les seuls qui avaient de l’amour entre eux, c’étaient les Grecs et les Juifs.  J’ai vécu huit longues années au milieu de cette haine, impuissant. Il est horrible de haïr, de vouloir la perte de son prochain, sans pitié. Horrible. La guerre de 1914 a rendu encore plus tragique cette expérience vécue. Les armées de pays amis et alliés et de pays ennemis se sont rassemblées en Macédoine.  Et qu’ai-je  vu? J’ai vu que l’homme n’avait plus aucune valeur: on le jetait sans pitié dans la fournaise. Qui donc en était responsable? Certes, non pas les officiers. C’étaient de braves gens. J’avais des amis dans les deux camps. L’extermination était le fait de la politique opportuniste.

»J’ai vu l’homme non seulement abandonné et méprisé, mais foulé aux pieds comme  s’il n’avait réellement  aucune valeur...  J’ai vu les aumôniers des armées appartenant à des nations chrétiennes -aumôniers tant orthodoxes, catholiques que protestants- impuissants à se dresser entre les chrétiens qui se battaient, sinon pour arrêter l’extermination, au moins pour limiter ce que cela avait d’inhumain. Cela parce que, eux -mêmes, vivaient dans la même et terrible contradiction de l’intolérance, des schismes, des divisions.

»La haine entre les hommes, la dépréciation de l’homme et l’impuissance de la chrétienté à exiger cette chose  fondamentale qu’est  l’injonction du Christ ‘aimez-vous les uns les autres’ ont fait de moi, pour la vie, un humble serviteur de l’amour de Dieu».

L’auteur:- «La haine est en effet l’un des maux les plus sots dont souffre l’âme humaine. Et, surtout lorsqu’elle est nourrie par des hommes portant  l’habit religieux, elle devient alors l’ingratitude la plus diabolique qui soit à l’egard de Celui qui n’est qu’amour72. Le déchirement entre humains est un spectacle horrible; il devenait encore plus horrible lorsque, il n’y a pas encore très longtemps, les peuples voyaient les Églises chrétiennes d’Orient et d’Occident tenir chacune une croix à la main et, au même moment, essayer de la transformer en massue pour assommer tous ceux qui n’étaient pas du même avis, quant à la doctrine du Seigneur qui est Un.  J’estime que le Mouvement croissant en faveur  de l’unité des chrétiens,  l’œcuménisme,  est, en dernière analyse, un contre-poids à la haine des peuples».

Le patriarche:- «À Monastir, outre  ces horribles expériences que j’ai vécues, j’ai connu aussi  de  beaux  moments d’apprentissage  dans l’amour des hommes simples, le dialogue, les premières relations avec des chrétiens d’Occident.

»Je suis entré en communication avec les paysans de la région, et j’ai entamé des contacts personnels avec eux afin de les avoir tous les jours dans mon bureau. Et, lorsqu’ils arrivaient et que je leur demandais quel était l’objet de leur visite, ils me répondaient toujours de la même façon stéréotypée dans leur langue: ‘Afin de nous devisager!’. Et, de cette habitude de nous scruter mutuellement, il s’est créé dans mon cœur une philosophie pratique: celle d’apprendre à beaucoup aimer le dialogue avec les hommes, car j’aime beaucoup l’homme en tant qu’individu. Dans l’homme,  c’est Dieu que je vois. L’ensemble me réjouit, l’individu me charme, parce que, derrière le miracle de son existence, je vois Dieu qui se lève, tel un soleil.

»Afin d’entrer en contact avec les catholiques, je me suis mis à fréquenter l’école des frères Maristes, à Monastir, alors que j’étais archidiacre de la cathédrale de Pélagonie, sous prétexte de me perfectionner en français. Je me suis de nouveau assis sur les bancs scolaires et je me suis étroitement lié avec un homme très humble et très bon, qui était mon professeur, le frère Fidelis».

L’auteur:- «Je me souviens de votre allocution aux moines du Mont-Athos, lors de la célébration du Millénaire, en juin 1963, vous leur avez parlé de la valeur du dialogue. La plupart d’entre eux, bien sûr, accoutumés à des monologues à l’instar de Jérémie, ne pouvaient pas digérer facilement le dialogue avec l’homme contemporain. Vous leur avez dit textuellemment: ‘J’affirme de toute ma force qu’il n’est rien de plus doux chez l’homme que d’ouvrir un dialogue avec un autre homme. Et il n’est pas de plus grand malheur pour l’homme que de ne pas se trouver en état de dialogue avec un autre homme... si le monde est divisé, cela est dû à l’absence de dialogue entre les hommes’».

Le patriarche:- «En 1917, je suis allé de Monastir à Mylopotamos, sur le Mont-Athos, dans la cellule où avait été éxile le patriarche Joachim III; j’accompagnais mon métropolite Chrysostome Cavouridis, de Pélagonie, qui, pour diverses raisons, est mort archevêque des adeptes du calendrier julien corrigé par la plupart des Églises orthodoxes en 1924. J’ai vécu là dans la retraite totale, dans un état de concentration absolue, peut-être pour me purifier de la haine au milieu de laquelle j’avais vécu. Dans l’atmosphère du Mont-Athos, je sentais qu’une nouvelle cosmogonie était en train de s’accomplir et que nous devions y concourir selon la volonté de Dieu. Et, lorsque j’ai reçu deux invitations, l’une de Mgr. Mélétios, alors encore simple métropolite d’Athènes, et l’autre du métropolite Gennadios, de Salonique, j’ai accepté d’abandonner le calme sacré pour me mettre au service de mon prochain. De mon prochain en tant qu’individu. Je suis allé à Athenes, en l9l8, en qualité de secrétaire de ce grand métropolite Mélétios. Je l’ai servi fidèlement, loyalement, de toute mon âme, parce qu’il était vraiment un grand chef ecclésiastique. Il a été victime des passions politiques de son temps. Il fut pourtant le premier à voir venir les réalités nouvelles, qu’aucune mentalité sur commande, aucune Tradition en tant que Tradition, ne peuvent ni régler ni transformer».

L’auteur:- «C’est l’un des drames des sommets. Les gens insignifiants passent sans être inquiétés: Les médiocres bénéficient des applaudissements. Les hommes vraiment grands boivent la ciguë. En niant la réalité, en la raillant et en lapidant, en même temps qu’elle, ceux qui la voient clairement, nous ne l’améliorons pas et nous ne rendons aucun service concret à l’humanité».

Le patriarche:«Sous Mgr. Mélétios et sous Mgr. Théoclitos qui l’avait précédé et qui lui a succédé sur le trône d’Athènes, en raison des problèmes interieurs de cette époque-là, nous  n’avons pas eu de contacts ecclésiastiques avec l’Occident, si ce n’est avec les anglicans. Lorsque, humble diacre, j’ai été élu métropolite de Corfou (1922), dans mon diocèse je ma suis lié d’amitié avec les catholiques de l’île et surtout avec leur archevêque, Leonard Printezi (†l940). Nous allions nous promener ensemble. Et, lorsque les enfants venaient nous baiser la main, je leur disais de baiser d’abord la sienne. Nous échangions fréquemment des visites. Il y avait cieux riches orfèvres catholiques, qui étaient en relations étroites avec moi. L’un avait pour épouse la tante d’un prêtre orthodoxe. Il venait avec moi, lorsque je visitais les villages. Et certains croyaient que j’en avais fait un orthodoxe. Je disais: ‘non, je ne veux pas le convertir; je préfère qu’il demeure catholique’ pour prouver que je ne suis point fanatique et que je ne fais pas de prosélytisme! Je nourrissais beaucoup de tendre amitié pour les catholiques, mais aussi pour les protestants et pour les israélites de Corfou. Les israélites ont donné une fois une réception en mon honneur dans leur cercle. Et je leur ai parlé avec beaucoup de sympathie de certains événements qui avaient entraîné des persécutions contre eux, et j’ai condamné ces événements parce que c’étaient des événements politiques. Et ils éprouvaient à mon égard une immense amitié. Lorsqu’ils n’avaient pas de rabbin, c’était moi qui réglais leurs problèmes administratifs. Ils me rendaient visite tous les samedis. La rumeur s’est une fois répandue qu’un petit enfant grec avait disparu et que c’étaient les juifs qui l’avaient enlevé! Toute leur communauté a fermé ses magasins et ils se sont eux-mêmes enfermés  chez  eux. J’ai immédiatement appelé le directeur de la police et j’ai sévèrement attiré son attention sur la nécessité de retrouver l’enfant à tout prix et de prévenir tout acte de violence, sinon je le tiendrais pour personnellement responsable. J’ai pris ma canne et, en compagnie d’un prêtre, je me suis rendu au quartier juif. J’ai parcouru toutes ses rues. Effrayés, les gens sortaient tous à la fenêtre. Je leur disais: ‘Ne craignez rien, je suis là pour vous, nul ne peut vous faire du mal’. On a enfin decouvert l’enfant chez des parents, dans un village de Corfou. Ainsi, lorsque j’ai quitté Corfou, les israélites m’ont regretté, je crois, autant que les autres».

L’auteur:- «J’ai lu, il y a quelques jours, un texte de vous prouvant que vous étiez depuis longtemps résolu à poursuivre votre marche en avant. J’avoue que j’ai été impressionné et ému par l’audace et la sincérité de vos pensées, à une époque si lointaine et tellement dressée de préjugés. C’était le discours que vous avez prononcé le jour de votre intronisation à Corfou, le 2 mars 1923! Vous y disiez notamment: ‘Mais il est survenu la division des Églises, il est survenu les grands schismes, les déchirements au sein de l’Église, que le Christ avait voulue une et indivisible. Il est survenu des événements, des troubles, des bouleversements, au cours desquels l’Église n’a pas pu malheureusement conserver le terrain acquis. Je ne crois pas que nous devions dissimuler la vérité. L’Église, manifestant le  grand amour du Christ pour l’humanité, l’Église, Mère de tous les chrétiens ..., ange de paix, a souvent oublié tout cela; elle a engagé des combats et attisé des haines et ouvert des abîmes et suscite des persécutions et scandalisé la conscience des fidèles; elle a oublié les pauvres et abandonné les malades et elle n’a pas visité ceux qui étaient en prison’».

Le patriarche:- «Lorsque je suis arrivé aux États-Unis, le 24 février 1931, j’ai dit aux Grecs d’Amerique que j’étais venu pour me mettre de tout mon être au service de la concorde et de l’union parmi eux. Je venais pour servir non pas uniquement des groupes et des organisations mais aussi des individus, car l’Église a pour mission d’être une mère pour tous73.

»Avant de quitter Athènes, j’avais eu un entretien avec les journalistes et je leur avais déclaré que mon unique désir était la pacification et la coopération dans l’harmonie absolue.

»Les divisions doivent disparaître pour toujours, parce qu’elles appartiennent à d’autres époques. Tel était le contenu de ma prédication pendant dix-huit ans aux États-Unis. Ce message a été d’abord entendu par les Grecs, qui l’ont adopté. Il a ensuite atteint nos frères orthodoxes des autres nationalités. Puis il a été entendu par les catholiques et les protestants, avec qui j’avais d’excellents rapports. C’est une grande force que l’amour!

»Je n’oublierai jamais un événement qui s’est produit en toute innocence et tout à fait impromptu; ainsi, d’ailleurs, que l’a montré l’accueil de l’opinion publique, c’était une chose souhaitée de tous: un signe de Dieu. En effet, à Boston, un banquet avait été organisé en été 1947, pour y parler de la Grèce: L’archevêque catholique romain de Boston, le regretté Richard James Cushing (1895-1970), devenu cardinal en 1958, était au nombre des personnalités invitées. Lorsque nous nous sommes rencontrés nous nous sommes donné l’accolade chrétienne tout-à-fait spontanément devant tout le monde! Et un photographe a immortalisé cet instant. Le lendemain, les trois mille journaux qui paraissaient alors en Amérique publiaient la photographie avec cette legende: ‘La première embrassade entre l’Orient et l’Occident’74. Et tout le monde a fêté la chose comme un grand événement».

L’auteur:- «Les Grecs d’Amérique ont, dès le début, entendu de vos

lèvres ‘des paroles d’esprit éternel’. La Grèce a été privée de vous, mais l’Amérique, puis l’univers, vous ont gagné.

»Elles me semblent prophétiques, les paroles que vous avez dites à la IVe Assemblée du Clergé et des Laïcs de votre Archevêche, la première de votre pastorat, le l6 novembre 1931: ‘Il existe une force, qui pousse les Églises vers l’unité d’action et d’espérance, une nouvelle conception de l’Évangile, qui n’est pas seulement l’annonce du salut de l’individu, mais aussi le message adressé à toute l’humanité et qui suscite la nostalgie d’une nouvelle communion entre frères, la nostalgie d’un appel nouveau en vue de servir et de nous sacrifier... Nous croyons... être arrivés à un de ces instants sacrés où les temps s’accomplissent et nous assistons, éblouis et reconnaissants, à une nouvelle descente de forces divines dans nos âmes... L’humanité a commencé a prendre conscience du fait qu’elle a un seul coeur’.

»C’était aussi l’esprit du regretté cardinal Cushing. Cet infatigable pasteur, à la pensée pratique et active, a été un courageux précurseur de l’idée œcuménique, un intrépide disciple du mandat de conciliation donné par le Christ. Dès 1944, en tant qu’archevêque de Boston, et même auparavant, c’était un homme qui n’aimait pas les préjugés et les réticences; il poursuivait son chemin avec une étrange intuition. Et il a réussi. Il est devenu le ‘chercheur d’or’ de la coopération pour l’unité des Églises, en Amérique, comme l’indique son fameux discours au printemps de l963».

Le patriarche:- «Les  dix-huit ans que j’ai passés en Amérique ont été pour moi une ascèse qui m’a préparé à mon nouveau ministère. Durant toutes ces années, je n’ai rien fait d’autre que de rencontrer et que de voir mes frères, comme je l’avais fait plusieurs années auparavant à Monastir. Ce que j’ai dit, je l’ai laissé oralement dans le livre de leur cœur, qui n’est exposé à aucune destruction.

»Lorsque j’ai été élu ici, j’ai dit dans mon premier message aux orthodoxes, que ‘sans retour à la religion de l’amour et du pardon, la paix ne pourra pas regner’. C’est toujours là ma conviction et ma règle d’activité.

»Plusieurs de mes amis, qui avaient des attaches avec les milieux catholiques d’Amérique, voulaient que je passe par Rome avant de me rendre au Phanar. Mais je leur ai dit: ‘Cela n’est pas possible. Des négociations sont nécessaires avant que je puisse rendre visite au pape’. Il y avait alors beaucoup de difficultés à surmonter. Je me suis contenté de ceci: lorsque je venais ici avec l’avion personnel du president Truman et que nous survolions Rome, j’étais assis à côté du pilote; je lui ai demandé s’il pouvait faire un tour en survolant Rome: c’est ce qu’il a fait!».

L’auteur:-«Les grands événements ecclésiastiques sont plutôt des œuvres d’inspiration que de négociation. Ils sont d’abord conçus comme des tressaillements mystiques pour prendre ensuite forme et se matérialiser en réalités.

»Le message lancé par vous d’ici, du Phanar, est devenu une cause sacrée pour l’univers tout entier. Il est ainsi apparu une fois de plus combien cette place ressemble à un lieu qui exprime, à travers une noble ancienneté, la pensée la plus progressiste. De même qu’en Grande Bretagne, sous les perruques et les robes de magistrat, se déploie l’esprit le plus avancé de notre temps, au Phanar, sous les soutanes et les voiles des couvre-chefs  épanocalimafcho  se manifeste la pensée la plus moderne, la conscience rénovatrice qui sait assumer ses responsabilités».

Le patriarche:-«Dès mon arrivèe ici, j’ai demandé à avoir des relations officielles avec la délégation du Vatican, dans notre ville. C’est le regretté André Cassulo, qui était alors délégué apostolique75. Je lui ai fait savoir que je désirais voir se poursuivre ce qui avait été si bien commencé avant la guerre par Roncalli:

»Il a demandé des instructions à  Rome, parce que certaines réticences formulées par le pape Pie XII étaient encore en vigueur.

»En janvier 1952, a été publiée la troisième encyclique patriarcale sur le Mouvement œcuménique (la première datait de 1902 et la deuxième de

1920) et j’ai saisi cette occasion pour reprendre le contact avec l’Occident. Mais Mgr. Cassulo voulait que l’entrevue eût lieu hors du Phanar. Il souhaitait que je me trouve à Halki et que, lui, visitant l’école de théologie, apprenne soi-disant que j’étais là et demande à me rendre visite. J’ai répondu: ‘Je ne connais rien à la diplomatie et je ne suis pas diplomate. S’il le désire, il peut venir ici, au Phanar, et je lui rendrai sa visite, en personne, sans nul Protocole’.

»Il est venu et je lui ai témoigné tout mon amour. Je lui ai rendu de grands honneurs et il en a été très content. Quelques jours après, je lui ai fait savoir que je désirais lui rendre sa visite à son propre siège. Cela l’a profondément ému car c’était la première fois dans l’histoire qu’un patriarche rendait sa visite au délégué apostolique.

»Je me suis rendu à Pangalti; où il demeurait, et nous avons eu un très bon entretien, dans une atmosphère vraiment chrétienne. Il était trés satisfait. À un moment donné, il a voulu me montrer quelque chose dans sa bibliothéque, un livre qui avait trait à l’objet de notre conversation. Lorsqu’il s’est levé pour marcher, je l’ai vu trembler. Il était relativement âgé et, bien entendu, je n’ai rien dit. Nous sommes ensuite allés a une table voisine pour prendre une tasse de thé.

»J’ai vu son visage troublé, mais j’ai attribué cela à l’emotion du moment.  Cependant, à peine  eut-il pris une bouchée, qu’il perdit connaissance. Nous étions seuls et j’ai été bouleversé. J’ai immédiatement appelé son secrétaire et j’ai donne moi-même les premiers secours à Mgr. Cassulo: transféré à l’hôpital, il n’a malheureusement pas pu se remettre et il est décédé quelques jours plus tard. C’était une âme bonne et honnête.

»Après cet événement tragique, et jusqu’à l’accession de Jean XXIII au trône pontifical, il n’y a pas eu d’évolution marquante dans les relations des deux Églises».

Voilà le contenu de nos entretiens avec le patriarche, enregistrés sur bande magnétique.

Nous vivons à une époque où «la main de Dieu» lève le rideau de son royaume.  Des événements de  grande et de petite  importance  donnent rythme et couleur à la symphonie de l’amour et de l’union.

Le père Pierre Duprey, figure distinguée qui joua un rôle important dans la réconciliation entre l’Orient et l’Occident, nous a raconté un fait caractéristique:

«Le 13 juillet 1967, je téléphonais de Rome au Phanar, à Son Éminence le métropolite Gabriel, de Cologne, pour lui dire que j’arriverais à Istanbul au début de l’après-midi et que le Saint Père serait heureux si le patriarche pouvait me recevoir le soir même. En effet, le soir, accueilli à l’aerodrome, j’étais immédiatement conduit à l’école de théologie de Halki, où le patriarche me recevait aussitôt. Durant le voyage, j’avais longuement pensé à la joie que le patriarche éprouverait en lisant le message dont j’étais le porteur, mais j’étais aussi soucieux du choc qu’une telle nouvelle imprévue pourrait provoquer sur lui. J’étais préoccupé : il fallait trouver une façon de le préparer a cette nouvelle inattendue.

«A peine entré dans le bureau du patriarche, et seul avec lui, il me prit dans ses bras et, après m’avoir embrassé, me regarda de son regard à la fois si profond, si bon, si interrogateur. Je lui dis alors: ‘Sainteté, chaque fois que je viens à Istanbul et que j’y rencontre Votre Sainteté, j’ai le cœur plein de joie, mais je dois avouer que je n’ai jamais eu une joie aussi grande que celle qui me soulève aujourd’hui’. Je me tus pendant bien trente secondes, tandis que le patriarche continuait à me regarder, se demandant quelle pouvait bien être la raison de cette joie, d’autant plus qu’il devait bien penser que ce n’etait pas pour rien que le désir avait été exprimé qu’il me reçoive dès mon arrivée à Istanbul. Après ces trente secondes qui me parurent très longues, je continuai: ‘Votre Sainteté se souvient  peut-être de la visite que j’ai eu  l’honneur de lui faire en décembre l963?’. Je me tus de nouveau, sous le regard encore plus interrogateur du patriarche. Je pensais qu’il devait se souvenir de cette visite: j’étais venu lui dire que le Saint Père se rendait en pèlerin à Jerusalem et que, si lui-même se trouvait à Jerusalem, en pèlerin, au même moment, le Saint Père serait très heureux de pouvoir se rencontrer avec lui. Finalement j’ajoutai: ‘Sainteté, je viens aujourd’hui pour quelque chose d’analogue’. Le patriarche m’attira alors vers un fauteuil où il me fit asseoir à côté de lui. J’ai eu l’impression qu’il pensait que je venais lui parler du voyage qu’il projetait à Rome et dont il m’avait souvent entretenu. Je lui remis alors le message dont j’étais porteur: le patriarche le prit et se mit à lire. Je l’observais. Au fur et à mesure qu’il parcourait les lignes du message, j’avais l’impression que son visage devenait plus blanc encore. Il était profondément ému. Il me dit: ‘Est-ce que je lis bien?’. Je lui répondis en souriant: ‘Votre Sainteté d’habitude lit bien’: Le patriarche acheva la lecture du message, le replia, le baisa et resta quelques instants en silence, la tête dans les mains, puis il laissa déborder son cœur dans une conversation toute spontanée. Je n’étais pas venu lui parler de son projet de voyage à Rome, mais de la venue à Istanbul de son frère; le pape Paul VI.

»Après une assez longue conversation, le patriarche me garda à souper avec lui. La nouvelle devait être gardée secréte jucsqu’au samedi l5 juillet. La conversation dut donc changer dès que le patriarche eut quitté son bureau pour rencontrer ses autres hôtes de ce soir. En arrivant vers eux il leur dit: ‘Le père Pierre, désormais je ne l’appellerai plus Pierre. Je l’appellerai Agathangélos, annonciateur de bonnes nouvelles’. Tout le monde sourit.

»Durant le souper, le conversation roula, par pur hasard, sur les papes qui, dans le passé, étaient venus en visite à la Constantinople d’alors. Le métropolite Chrysostome de Myra donnait des détails sur certaines de ces visites et les transposait à ce que serait une telle visite à l’époque moderne.À un moment donné, je me demandai comment il avait bien pu apprendre la nouvelle. Je regardais  le patriarche, le  patriarche me regardait, semblant se poser la même question. Mais c’était pur hasard, et ce n’est que lorsque la nouvelle fut divulguée que le métropolite se rendit compte de l’actualité de sa conversation durant ce souper du l3 juillet l967, à Halki».

Voilà ce que nous a dit le père Duprey.

Après la rencontre historique au Phanar, en rentrant de l’aéroport le patriarche nous dit:

«C’est ainsi, mon enfant, que viendra aussi le grand jour de l’union. Sans préparatifs. Sais-tu pourquoi?  Des milliers, des dizaines de milliers d’âmes ont prié pour ce que nous venons de vivre. Et, maintenant, d’autres millions d’âmes vont être encouragées à prier. Et Dieu répond, sans tenir compte de nos calculs; Il nous prend toujours de court. Te serais-tu jamais attendu à ce que le pape abolisse le protocole? Il y a des concessions qui élèvent celui qui les consent. L’humilité déconcerte. Et cet acte seul fait de lui un grand exégète de sa «primauté»; telle qu’il l’avait dans l’Église primitive. As-tu entendu ce qu’il m’a dit a l’aéroport? ‘Au revoir à Rome!’.

»Nous devons nous préparer a lui rendre sa visite. Combien d’obstacles seculaires ne se sont-ils pas évanouis en quelques heures... Te souviens-tu, hier soir, en l’église du Saint-Esprit, quel évangile il a lu ? ‘Le Saint-Esprit que le Père enverra en mon nom’. Crois-tu que ce soit par hasard qu’il l’ait choisi? Que d’encre a coulé et quelle haine pour le filioque!

»L’amour est venu et tout cède sur son passage.

»Je lui dirai à Rome: ‘Pon Saint Frère, tout conduit un jour au Calice commun, puisque l’amour de Dieu nous prend tellement par surprise. Si ce Calice, nous ne le donnons pas nous-mêmes, lorsqu’il le faut, à nos fidèles, ils le prendront sans notre autorisation, tout seuls et nous aurons alors des comptes à rendre à Dieu et aux hommes’».

Voilà ce que nous dit alors le patriarche. Mais la pensée du pape Paul VI suivait également un chemin parallèle. Le mercredi 2 aout 1967, au cours d’une audience à Castel Gandolfo, il déclara: «le premier qui éprouva de la joie pour cette rencontre fut notre Seigneur qui est aux cieux. Nous devons, avant toute autre chose, lui rendre grâce d’avoir, dans la grandeur de sa miséricorde, fait de nous des témoins de ses miracles dans l’Église».

On prend conscience dans le monde entier que le patriarche Athénagoras incarne, en avant-coureur, l’aspiration de la chrétienté à l’amour et à la paix. Chaque jour, il enrichit l’histoire de nouveaux actes hautement significatifs. À son époque, l’invocation traditionnelle ‘pour l’union de tous les hommes’ a acquis un poids qu’elle n’avait pas autrefois. Et tout, jusqu’à ce jour, se déroule conformément à ses prévisions, et contrairement aux affirmations de ceux qui s’étaient montrés réticents.

Le patriarche donne souvent l’impression d’avoir la vision d’une scène bouleversante, une sorte de version nouvelle de celle de Dostoïevsky dans les «frères Karamazov». Le Seigneur réapparaît sur terre et est arrêté par le grand inquisiteur, cet apologiste de la violence  et de  l’intolérance. Celui-ci jette le  Christ en prison et vient  l’accuser, enveloppé dans sa noire soutane. ll lui dit:  «Que nous veux-tu, Fils de Dieu? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps?77. Τu pourrais toujours continuer parfaitement à tolérer les divisions de Τon Église, puisque tu vois combien l’esprit de désunion sert notre zèle de fanatiques, notre orgueil ecclésiastique (superbia ecclesiastica) et la haine théologique (odium theologicum), au moyen desquels nous ne manquons certes point de sauvegarder le trésor de Τa révélation contre les hérétiques. De quel droit viens-Τu nous dénier le droit d’exterminer les dissidents? En quoi Te gênent l’exaltation des fautes, notre coquetterie, la vantardise que nous tirons des Pères?.

»Je ne permets le liberalisme ni à Toi ni aux Pères de Τon Église. C’est à grand- peine que je suis parvenu à les interpréter dans l’intérêt même de l’ordre public ecclésiastique du Moyen Age et à les stéréotyper à grand renfort de théologiens à courte vue.

»Quel but poursuis-Τu maintenant avec tes courants nouveaux? Encore des Conciles et des agitations? Nous répandons la panique devant le péril de l’œcuménisme, nous parlons de trahison, etc., et Τu viens nous dénigrer, en enseignant que là où l’amour est absent, Toi aussi, Τu es absent? Quelles sont donc ces affirmations audacieuses de prière commune et de Calice commun. Je suis horrifié à la pensée et à la vue de ces deux innovations scandaleuses! Je vais ordonner des sermons contre elles!

»De quel droit contestes-Τu mon zèle et Te révoltes-Τu contre moi? Je Τ’accuse de renverser l’exactitude canonique et de tenter d’abolir la haine!».

Après avoir écouté le long monologue du grand inquisiteur, le Christ se contente, en guise de réponse et de châtiment, de l’approcher sans bruit et de baiser ses lèvres livides!

Depuis lors, tout inquisiteur ressent ce baiser comme un charbon ardent sur sa bouche.

Le patriarche Athénagoras suit, en cela aussi, le Seigneur. Il donne l’accolade à tous les hommes, parce qu’il croit que c’est le Christ lui-même qui a, le premier, contresigné sa «grande idée» de l’amour et de la paix entre les humains.

Depuis vingt-trois ans, tel un nouveau Prométhée enchaîné, en un lieu difficilement accessible, le quartier du Phanar, un creuset d’où jaillissent et s’ imposent les patriarches, il médite sur l’univers et il célèbre comme à l’office le grand mystère de l’unité. Car, que peut-on attendre d’un patriarche si ce n’est la garantie pour les hommes qu’ ils sont tous frères entre eux et fils d’un même Père ?

Il nous dit: «N’attendez pas que les autres vous comprennent. C’est vous qui devez manifester de la  compréhension à l’égard des autres. Ce n’est qu’avec le cœur que des progrès seront accomplis dans le domaine de l’unité.  L’unité deviendra une réalité en une nouvelle Pentecôte.  Les fidèles doivent ‘ne pas se séparer et attendre ce que le Père a promis’, demeurer dans l’expectative ‘tous, unanimes,  assidus à la prière et à la supplication’78».

Le grand ouvrage dupatriarche Athénagoras c’est sa propre personne et c’est l’ouvrage que nous laissent d’habitude ceux qui sont véritablement grands!

PAUL VI

Le troisième envoyé, le pape Paul VI79, est venu à l’ instant historique propice des grandes surprises ecclésiastiques.

Le Saint-Esprit s’est d’abord servi du pape Jean XXIII, jusqu’au point où il le fallait, puis il a envoyé; pour successeur de saint Ambroise sur le trône de Milan,  Jean-Baptiste  Montini,  qui prendra le nom de Paul VI, en vue de la tâche la plus difficile: poursuivre et réaliser le renouveau de l’Église dans la foi, l’espérance et l’amour.

Le pape Paul VI est né dans un milieu inspire du désir de servir la cause publique et les bonnes œuvres de l’Église. Son père, Georges Pontini, était journaliste éminent, éditeur, député et  president de l’Union électorale italienne, professant des principes pour la démocratie et le progrès. ‘Je dois à mon père, a dit le pape, en même temps que ma vie physique, une grande, une très grande partie de ma vie spirituelle’80. Sa mère, Judith née Alghisi, était présidente des femmes de l’Action  catholique de Brescia et se distinguait par la délicatesse de ses sentiments, sa piété agissante, mais aussi son dévouement aux œuvres charitables. Ses parents étaient tellement unis qu’ils se sont suivis l’un l’autre de très près dans la mort, en l943. Son frère aîné, Louis, se distingue dans la vie politique, comme sénateur, et dans les œuvres chrétiennes; et son frère cadet, François, a été un médecin dévoué à ses malades et aux œuvres de charité, jusqu’ à sa mort, en 1971.

Lorsque le pape Pie XII a reçu en audience privée, en 1940, Georges et Judith Montini, il leur a dit: «Vous avez donné a l’Église un homme doué de nombreuses qualités  et  cela à un degré exceptionnel. Il nous est très cher et très precieux. Vous ne pouvez pas vous imaginer quelle sera sa valeur pour tous, durant les années qui viennent»8l. C’était une affirmation prophétique de l’avenir pastoral de Mgr. Jean-Baptiste Montini ‘au nom du Seigneur’.

Durant trente années entières (1924-1954) le futur Paul VI servit dans divers départements du Secrétariat du Vatican; il eut ainsi la possibilité d’étudier  les gens et les choses et  d’enregistrer le souffle des vents de chaque époque et de se façonner une conscience ecclésiastique lumineuse, celle d’un prélat à la hauteur de notre temps.

Son envergure d’esprit  apparaît dans les rares textes des discours prononcés lorsqu’il occupait un poste lourd de responsabilités au Vatican, parce qu’«il savait davantage écouter que parler», comme disait de lui le cardinal Gibbons, une figure ecclesiastique hors-pair.

À l’occasion  de l’année  sainte  de 1950, il donna une conférence au palais Ruspoli (27 mai 1949) sur l’importance de cette célébration pour la fraternité entre peuples. Il dit alors notamment:

«L’année  sainte constitue  un effort et un appel qui  passe  sur le monde (...)  c’est tout un mouvement  de conscience qui s’affirme dans le monde.

»Il se peut que toutes les Églises ne voient pas et ne ressentent pas que l’Église est une et doit être une et que, sur ce point, il ne peut y avoir aucune équivoque.

»Je me souviens que, il y a quelque temps, un protestant honnête mais tenace me racontait, avec stupeur et avec joie, tandis que je l’écoutais avec respect, la réunion des divers représentants des Églises séparées qui avait eu lieu quelques mois auparavant.‘Dans l’église Saint-Pierre de Genève (une très belle église autrefois catholique, qui a tout conservé, sauf le chœur et l’autel) se rassemblèrent les délégations de très  nombreuses Églises separées. Si vous  saviez,  me  disait-il, comme  c’était beau d’entendre d’un côté  une prière en langue slave, tandis que d’autres répondaient en anglais ! Et puis, il y en eut qui chantèrent en français; l’un se mit à lire la Bible en allemand et un autre  entonna un chant en langue orientale. C’était si beau, c’était si beau!’

»À un certain moment, je l’interrompis pour lui faire observer: ‘Mais, Monsieur, cela est catholique!».

Une personnalité connue pour sa foi chrétienne et son talent littéraire, Jean Guitton, de l’Academie Française, avait eu, le 8 septembre 1950, un premier entretien avec Mgr. Jean Montini, dont le contenu a été publié dans ses «Dialogues avec Paul VI»82.

Guitton écrit: «La conversation commença à propos de ce  qu’on appelle maintenant «d’œcuménisme». Je racontai à Mgr.Montini que, depuis ma jeunesse, je  m’étais occupé de  l’union des  Églises et que j’avais connu lord Halifax et le cardinal Mercier pendant les conversations de Malines. Il repondit:

»‘C’est le grand désir du Saint-Siège qu’il y ait des  relations de ce genre, des conversations entre les catholiques et les non-catholiques. Si, parfois, nous avons paru nous y opposer, c’est  que ces dialogues83, ou plutôt ces ‘colloques’, exigent que les catholiques soient représentés par des compétences. Vous comprenez que si des interlocuteurs incompétents, dans de telles conversations, énoncent je ne dis pas des erreurs, mais seulement des inexactitudes sur notre foi84, l’inconvénient  n’est pas minime. C’est ce qui vous explique la discipline actuelle du Saint-Office, et particulièrement le décret récent sur les relations entre les catholiques et les non-catholiques, où il est demandé un contrôle des évêque. Mais la méthode n’est pas condamnée. Elle est bonne. Je dirais même qu’elle est excellente en elle-même(...). Je me souviens, de ce geste symbolique et si beau85: le cardinal mourant qui remet a lord Halifax, le noble anglican, son anneau pastoral. C’est un symbole sublime».

Mgr. Jean Montini avait pressenti le nouvel esprit de droiture et de largeur de vues, qui unirait les chrétiens au cours des dernières années et il avait le regard fixé sur les nouvelles formes de rapports, car il se rendait compte de la venue d’une contestation prométhéenne pour toute conception concernant l’Église, conception étroite et digne du Moyen Age.

Le 12 décembre 1954 il est sacré  évêque  à l’autel de la cathedra de l’église de Saint-Pierre de Rome. Il reçoit  l’épiscopat  devant  un symbole d’universalité des sièges apostoliques: un trône épiscopal de la Rome ancienne qui s’insère dans un ensemble  sculptural de Bernini et s’appuie sur quatre Pères de la chrétienté unie: saint Athanase le Grand, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome et saint Augustin.

Il s’agenouille à l’endroit où se sont tenus de grands papes, champions de l’Orthodoxie, comme saint Sylvestre (314-335), saint Celestin (422-432), saint Léon le Grand (440-467), saint Grégoire le Grand (590-604) et d’autres, dont les souvenirs constituent une énorme expérience de responsabilité une conscience d’un héritage en plein mouvement et révèlent des mondes d’unité, de reconnaissance volontaire d’honneur et de pouvoir, d’un témoignage libre et non forcé d’universalité, de sainteté d’une grande beauté.

Ces souvenirs attirent le nouvel archevêque de Milan qui, des son intronisation (6 janvier 1955), est accueilli par les fidèles de son Archevêché à la cathédrale avec l’inscription: Dignus es, justus es (Johannes Baptista Montini) papa tu eris.

De son trône, il passe en revue les injustices humaines et les agitations sociales et il descend jusqu’à la réalité des pauvres et de ceux qui «ont faim de justice», sans crainte d’être mal interprété ou dénigré.

Il s’est dit: «À quoi sert de prêcher l’amour  si on ne l’accompagne pas d’actes de solidarité, d’affection pour nos frères? La faim, les privations et l’amertume sons les meilleurs alliés de la barbarie à toutes les époques. Les hommes ne trouvent de satisfaction qu’à la Cène du christianisme véritable».

Au-delà de la faim matérielle, ce qui le préoccupe profondément c’est le rassasiement de tous ceux qui ont faim, d’une façon ou d’une autre, d’une nourriture nécessaire et essentielle à l’humanité d’aujourd’hui. Il estime que ce n’est pas l’homme qui a été fait pour l’Église, mais l’Église pour l’homme. Aussi celle-ci doit-elle, en Église militante avoir soin de ne pas être conquise de l’intérieur,  passer à l’action et se sentir solidaire de la vie contemporaine qui va constamment de l’avant.
L’Église est un «événement» qui se perpétue dans le présent, qui n’appartient point au passé, puisque son Esprit est «parlant en langues» et «agissant» et non point muet, ni stagnant. Sa vie est fondée sur la solidarité de ses membres et non pas sur leur séparation étanche, qui conduit à la mort. Et le mouvement de la société des fidèles, dans le temps qui s’écoule sans arrêt, crée des problèmes difficiles de réconciliation entre les nouvelles formes de la vie et ses cristallisations antérieures; ce mouvement impose la nécessité du consentement et de l’accord de la conscience collective de l’Église, conscience à laquelle l’acte apostolique a donné une forme par l’institution des Conciles.

Un concile n’est pas une quelconque assemblée parlementaire concernant les régimes des choses de ce monde, il n’est pas un pieux consistoire de pure forme visant à sauvegarder des formes établies de vie ecclésiastique; c’est un souffle nouveau de ferme assurance et de présence charismatiques, analogue à l’événement de la Pentecôte!

C’est avec cette vision que Jean XXIII avait mis en marche Vatican II, vision que partageait Mgr. Jean Montini, qui fut le premier à être élevé à la dignité de cardinal après l’élection du nouveau page (l958).

Le pape Jean XXIII a voulu le Concile, «pour que l’Église s’épanouisse de nouveau avec une vie juvénile, une foi et une espérance plus fermes et un amour plus ardent»86. Sa procédure se déroule ainsi, dès le début, dans une nouvelle perspective. Les évêques, de toute race et de toute langue, se croisent autour du tombeau du coryphée Pierre. Ils ressentent les battements de cœur de leurs frères, ils échangent leurs expériences pastorales, ils font personnellement connaissance et, surtout, ils expriment, avec le sens de toute leur responsabilité, la conscience épiscopale universelle, dans un climat de ‘sainte liberté’, avec un courage, une profonde connaissance des problèmes, un équilibre qui éloignent, dès la première tentative, tout despotisme de doctrine théologique, empreintre de conservatisme stérile, déplacé et dangereux pour l’avenir de l’Évangile sur la terre. Les fruits de la première période (11 octobre - 8 décembre l962) sont deux textes fondamentaux, concernant le renouveau liturgique et la révélation divine. Ce n’est pas au hasard que les sujets traités ont été choisis. Le débat, à leur propos, a permis de mettre publiquement en valeur l’opinion conciliaire et le sens des responsabilités pastorales de ceux qui allaient être appelés un jour à assumer des dignités suprêmes. Et ce jour est arrivé quelques mois plus tard, avec la mort de Jean XXIII, dont le pontificat avait duré quatre ans et sept mois.

Vatican II a été, avant et après, la grande épreuve du successeur de Jean XXIII. Avant l’élection du nouveau pape, le Consile fut comme un stade où les capacités d’athlète du Christ du futur Paul VI ont été soupesées; on peut dire ainsi que, avant le Conclave, le concile contribua indirectement à cette élection.

Après l’élection, le Concile a continué d’être, en quelque sorte, une assemblée où l’on estima l’endurance de Paul VI dans un combat multiple, associant d’anciens et de nouveaux mode de lutte. Sa marche victorieuse vers l’objectif, la ‘nouvelle Pentecôte’, exige des angoisses, réclame une grande concentration intérieure, une capacité de commandement et la faculté de peser, avec sang-froid et sérénité, l’héritage du passé et la brûlante réalité: Jamais auparavant dans l’histoire, l’élection d’un pape n’avait eu une aussi grande importance, en pleine période d’une évolution conciliaire. Or, le pape Jean XXIII, en sage précurseur, avait prévu cela et avait ouvert la voie à son successeur en élevant Mgr. Jean Montini à la dignité de cardinal, parce qu’il ne voulait pas que sa mort fût aussi la mort du dialogue avec tous les hommes de notre temps, pour la fraternité, la paix et la justice.

L’affliction mondiale causée par le décès du «bon pêcheur dans toutes les eaux», que fut le pape Jean XXIII, est suivie d’une allégresse universelle parce qu’il a été trouvé, conformément aux aspirations du clergé et du peuple, un nouveau pêcheur, qui a vu Dieu, afin d’assurer la sortie vers l’Église future.

Le grand instant arrive: 21 juin 1963, 11 h. 22.

Le cardinal archidiacre, du haut de la ‘loggia’ des bénédictions papales, apporte la ‘bonne nouvelle’ de l’election du  263e successeur de saint Pierre.

‘Annuntio vobis gaudium magnum : Habemus papam !

Eminentissimum  ac reverendissimum  dominum  cardinalem Johannem Baptistam Montini, qui sibi imposuit nomen Paulus Sextus’.

Des vivats et des acclamations enthousiastes ont fait trembler le ciel de Rome. «Viva il papa». Et lorsque, à 12h.30, le pape nouvellement élu eut donné sa première benediction urbi et orbi,la nouvelle de cet excellent choix pour le trône de Rome fit le tour du monde; et l’humanité entière devina les dispositions du nouveau pape au nom qu’il avait choisi ,le nom de saint Paul, l’Apôtre des Gentils, promoteur de l’universalité qui continue d’émouvoir tellement toute la chrétienté.

À l’âge de 66 ans, le pape Paul VI inaugure son sacerdoce «au nom du Seigneur».

C’est un sacerdoce ardu et dangereux. Ardu, parce qu’il est plus difficile de continuer une tâche et de la mener à bout, que de l’entreprendre soi-même. Dangereux, parce qu’il coïncide avec une profonde transformation dans la vie de l’humanité, une vie qui va de l’avant, libre dentraves et que rien ne saurait arrêter.

Le nouvel «élu» qui vient d’assumer la responsabilité apostolique, tel ,un autre grand prêtre Simon, ‘se tient debout près du foyer de l’autel ses frères en couronne autour de lui87’ de Vatican II, à l’heure tragique du tremblement de terre où «de rideau du temple se déchira en deux»88, pour révéler la voie intérieure de l’Orthodoxie et de la Catholicité.

Ayant reçu la grâce d’une spiritualité secrète du cœur et de l’esprit, Paul VI tâche de scruter les voies de «Celui qui vient».

Il lui demande discrètement: ‘Quo vadis Domine?’

 Et il accompagne cette apostrophe scrutatrice d’une affirmation qui ressemble à une nouvelle «confession de Pierre».

«Seigneur, si Τu vas vers tes frères qui souffrent, qui ont faim, qui sont victimes de l’injustice, je parcourrai toute la terre pour leur venir en aide. Si Τu ouvres la voie pour la communion entre tous les chrétiens et les hommes de la terre, je m’empresse de suivre ta volonté. Si Τu veux le vin de l’Évangile dans de nouvelles outres, ‘pour qu’une nouvelle vigueur spirituelle soit donnée a Τon Corps mystique’89 je suis Τon serviteur empressé. Je n’oublie pas Tes paroles: ‘Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir’90 et je veux accroître l’esprit et la vérité du sacerdoce».

C’est sur cette confession interrogative que le pape établit le témoignage réel de sa vocation; d’une vocation qui lui fait vivre le mystère de l’apostolat du premier évêque de la chrétienté, avec les dimensions de, la ‘creation nouvelle’ dans le Christ et du ‘ministère de la réconciliation’91

La ‘creation nouvelle’ du ministère est le grand privilege de l’apostolat. L’inertie de ‘vétusté’, élevée comme une clôture de sécurité autour de l’apostolat, était la trouvaille d’un immobilisme empreint de narcissisme qui porte la contradiction à Celui qui ‘fait l’univers nouveau’92. De siècle en siècle et de génération en génération, le Christ effectue la rédemtion avec le nouveau93. Sa doctrine est nouvelle à toutes les époques. Le commandement de ‘son amour est nouveau à chaque instant. La coupe de Son Sang est nouvelle à travers les siècles.

La ‘creation nouvelle’ du ministère est une marche continue, dynnamique, juvénile qui ne vieillit jamais. Elle se mesure avec la réalité. Elle interprète la physionomie des «événements à venir» et prépare leur venue dans le temps. Elle clarifie, scrute et illumine la conscience épiscopale. Mais, pour la vivre, il faut avoir une stature spirituelle à la hauteur. Et Paul VI a vraiment cette stature lorsqu’il écrit que «son programme est axé sur l’aggiornamento,  qui vise à promouvoir la vitalité toujours renaissante de l’Église, sa capacité toujours vigilante de méditer les signes des temps et sa souplesse toujours juvénile qui lui permet de ‘tout vérifier et de retenir ce qui est bon’94, ‘partout et toujours’95. La ‘creation nouvelle’ du ministère conduit Paul VI à retablir la dignité épiscopale dans les limites que tolère notre époque. Il considère, comme le Christ, que l’«habit médiéval», la «grandiloquence ecclésiastique autour du christianisme», le culte outrancier de la Tradition «ne sont plus bons à rien q’u’à être jetés dehors et foulés aux pieds par les gens»96. L’évêque n’est point un ‘trésorier’. Il est ‘le gardien vigilant à la proue du navire, qui n’écoute que les paroles du commandant’97. Il est l’«œil» de l’Église98 qui surveille devant lui et autour de lui sans œillères et qui «incite le peuple à persévérer dans l’Église». Son attachement à la Tradition ne signifie point qu’il jette l’ancre dans la lagune du passé et qu’il se refuse à avancer. La Tradition n’est pas un sermon d’inertie, ni une barricade réactionnaire; c’est un facteur de progrés positif, de progrés raisonnable, équilibré, adapté à la réalité. Le pape a compris cette vérité et ne tolère pas de lacunes qui seraient comblées par des dispositions anormales.

La ‘creation nouvelle’ du ministère fait mouvoir le pape dans le monde entier, afin qu’il détecte et évalue les aspirations et les espérances spirituelles de l’humanité, ses angoisses et ses oppositions, avec une sensibilité inquiète.

Paul VI devient le pape de l’inquiétude, celui qui, dans l’anxiété, lutte pour le calme et la paix.

Dès ses premiers pas de pasteur, Paul VI offre la «reconciliation» dans trois directions. À ceux qui ont perdu le goût du divin et le sens de la valeur ontologique de l’homme. À ceux qui, pour s’élever jusqu’au ciel, suivent une voie différente. À ceux qui sont liés à lui en apprentis du même Christ, mais qui présentent une certaine différence quant au témoignage ou à l’expression de leur foi.

Dans le message qu’il adresse aux fidèles dès son élection, il dit: «Nous ouvrons les bras à tous ceux qui s’honorent du nom du Christ; nous les appelons du doux nom de frères (22 juin 1963)». À ses premiers visiteurs étrangers, qui étaient, par une coïncidence frappante, des Grecs orthodoxes de l’Épire, il dit: «Ne sommes-nous pas tous,  d’une façon ou d’une autre, élèves de la Grèce? Ne portons-nous pas tous le sceau de son histoire, de sa langue, de sa façon de penser et de son art? Ses saints, sa pensée patristique, son expression liturgique sont honorés dans tout le monde chrétien (...) Nous sommes persuadé que votre regard a pénétré jusqu’au cœur de Rome et que vous y avez découvert une grande, une admirable harmonie avec votre propre cœur, avec votre foi dans le Christ».99

La présence d’observateurs à la seconde periode de Vatican II donne au nouveau pape l’occasion de leur montrer ses horizons grands ouverts. Lors de sa première rencontre avec eux, illeur dit: «Vous êtes venus pour que nous nous rapprochions, pour que nous nous rencontrions, pour que nous nous saluions, pour que nous conversions. Quoi de plus simple, de plus naturel, de plus humain? Mais il se passe ici quelque chose de plus: nous nous écoutons les uns les autres, nous prions les uns pour les autres et, après tant de siècles de séparation, après une polémique si douloureuse, nous recommençons à nous aimer les uns les autres (...) Soyez convaincus de notre respect et de notre considération, ainsi que de notre désir d’avoir avec vous d’excellents contacts dans le Christ. Notre attitude ne dissimule aucun piège. Nous ne cherchons pas à cacher les difficultés qui se dressent sur la route vers une entente parfaite et définitive. Nous ne craignons ni la délicatesse des discussions ni la souffrance de l’attente. Nous offrons pour bases de nos entretiens la bonne foi et l’amour. Que l’espérance soit notre guide; la prière, notre force; l’amour, notre méthode au service de la vérité divine qui constitue notre foi et notre salut».100

À d’autres occasions, le pape ajouta: «La compréhension mutuelle est un signe que le Saint-Esprit travaille spécialement dans l’esprit et dans le cœr de ceux qui portent le nom glorieux de Jésus-Christ (...). Le fait que tant d’initiatives ont déjà été prises à l’égard des divisions est une source de joie et de consolation101.

»Rappelons qu’il ne saurait y avoir d’œcuménisme véritable et efficace sans renaissance spirituelle et morale, intérieure et extérieure, chez quiconque s’intéresse au mouvement de l’unité des chrétiens. Sous cet aspect pratique également, l’œcuménisme se présente comme un problème de fidélité à la vocation chrétienne»102.

Pour le pape Paul VI, l’amour chrétien n’est pas une bonté passive, mais une préoccupation vigilante, militante, active et agissante. Aussi se demande-t-il: «Amour,  amour, ton heure  serait-elle venue ? Veillons à nous montrer dignes de la préparation de ses voies. Prions, aimons, travaillons; afin que l’amour soit dans nos cœurs et que puisse s’accomplir le miracle de son triomphe»103.

En août 1965, un représentant de la Radiodiffusion -télévision française a rendu visite au patriarche Athénagoras et lui a demandé comment il voyait le pape Paul VI.  Et nous avons entendu le patriarche lui répondre, avec la sincérité et la droiture qu’on lui connaît: «Lorsque nous parlons de Paul VI, nous ne pouvons pas ne pas nous rémémorer ce que disait, il y a l7 sieclès, le grand évêque Cyprien de Carthage: ‘Je suis chrétien et évêque’. Paul VI se tient précisément sur ces fondements de sa double responsabilité, en tant que chrétien et en tant qu’évêque. En tant que chrétien,, il ressent une angoisse très justifiée devant les périls qui menacent la paix et l’équilibre instable des choses de la vie. En tant qu’évêque, Paul VI est possédé par une admirable disposition, non seulement à poursuivre la tâche pleine de responsabilités qui consiste a promouvoir la renaissance intérieure et la modernisation des esprits dans l’Église d’Occident, mais aussi à intensifier l’effort incomparable tendant à retablir l’unité de l’Église ébranlée depuis des siècles. Plus particulièrement, en tant qu’évêque de l’ancienne Rome, tout en proclamant son désir de voir réparer les erreurs d’hier et substituer aux préjugés erronés du passé des sentiments conformes à la volonté du Seigneur et aux exigences de notre temps, il avance fermement dans l’œcuménisme, vers la rencontre vraiment inter-chrétienne et vers le dialogue positif et multilatéral.

»Tout cela -poursuivit le patriarche- prouve que l’Église n’est pas une institution statique, mais qu’elle est le ‘Corps du Christ’, vivant et dynamique; et que ceux qui président aux destinées de la chrétienté ne peuvent pas rester immobiles dans les tranchées d’hier, mais doivent devenir d’audacieux combattants aux postes avancés du dessein éternel et inaltérable de Dieu, qui est amour, édification et unité.

»Lorsque mon frère en Jésus, le pape Paul VI, a assumé de poursuivre la tâche  bénie  de  son prédécesseur Jean  XXIII, avec  courage et résolution, il est devenu manifeste que le monde chrétien entrait vraiment dans une ère nouvelle. Les événements si nombreux qui se sont ensuivis constituent désormais un trésor de l’histoire commune de l’Église.

»Deja, les deux Églises sœurs, dans une communion et avec un contact plus larges avec les autres Églises du Christ, se trouvent maintenant dans l’étape des ‘preparatifs’ et, ayant pour  emblème ‘la charité sans feinte’, comme disait saint Paul aux Romains, elles avancent sur la voie de leur Seigneur».

 

Si, à part le patriarche, il existe un prélat orthodoxe qui puisse parler du pape Paul VI, pour l’avoir rencontré quatorze fois jusqu’à présent, c’est assurément le métropolite Meliton de Chalcédoine. Au cours d’un entretien, il nous a confié: «Durant les fréquentes audiences qui m’ont été accordées par S.S. le pape Paul VI, ce qui m’a fait une impression particulière, constamment renforcée, c’est d’abord la spiritualité de sa personnalité, ensuite la sincerité de ses intentions et enfin son inlassable effort de comprendre les autres.

»Dieu et l’histoire lui ont réservé une mission très ardue, qui consiste à équilibrer le lourd héritage de Rome avec les exigences angoissées de notre temps.

»On a dit du pape Jean XXIII qu’il avait eu le privilege et de concevoir l’idée de la convocation de Vatican II et de l’avoir convoqué, mais aussi d’avoir orienté l’Église catholique romaine vers l’œcuménisme.

»On peut dire sans hésiter que le pape Paul VI, lui, a eu la très lourde tâche de conduire les travaux de Vatican II et de demeurer conséquent, avec constance, à l’orientation vers l’œcuménisme et au service de l’unité chrétienne comme aussi de s’attacher à la solution des deux autres problèmes mondiaux, d’importance capitale, à savoir celui de la paix et celui du développement.

»J’ai jusqu’ici rencontré Sa Sainteté quatorze fois et nos entretiens particuliers ont toujours été empreints de respect mutuel, de loyauté et de sincérité. Il y avait encore quelque chose d’autre: une atmosphère de confiante familiarité telle qu’elle n’existait  peut-être pas  même à l’époque où il y avait bien une totale communion entre l’Orient et l’Occident, mais où l’amour chrétien avait depuis longtemps disparu. J’ai relevé cela à Sa Sainteté au cours d’un de nos entretiens. Et Sa Sainteté s’est empressée d’en convenir: Car nous ne devons pas oublier cette vérité historique: l’ébranlement de la concorde fraternelle a aggravé et accentué les divergences qui existaient déjà depuis plusieurs siècles sans que personne n’en fût gêné. La communion concernant les sept sacrements subsistait entre l’Orient et l’Occident, même lorsque existaient toutes ces controverses théologiques: nous avons fait appel à ces divergences plus fortement lorsque la confiance réciproque a fait défaut.

»La valeur du progrès enregistré consiste aujourd’hui en ceci: que l’on a compris de part et d’autre que nous ne saurions confesser la Sainte-Trinité, en communauté d’esprit, si, d’abord, nous ne nous aimons pas les uns les autres. C’est ainsi qu’a été retabli, en l’espace d’une dizaine d’années, l’elément essentiel de la cause sacrée de la reprise de contact entre les deux Églises, à savoir l’amour. En nous aimant les uns les autres et en conversant dans l’amour, nous faisons de la théologie véritable, ou, plutôt, nous exhaussons l’édifice théologique.

»Je vais terminer ce récit de mon expérience personnelle avec un extrait de la réponse de S.S. le pape Paul VI à l’allocution que je lui avais adressée à l’issue de la cérémonie de la levée des anathèmes, qui s’était déroulée, le 7 decembre 1965, en la basilique de Saint-Pierre. S’adressant à la délégation du Patriarcat œcuménique dans la salle «dei paramenti», le pape a dit, entre autres: ‘Quelqu’un s’adressa une fois à un sage grec et lui demanda de lui enseigner, contre n’importe quel prix, l’art de se souvenir. Et le sage grec lui répondit qu’il était disposé à lui offrir le double d’une telle récompense si l’autre pouvait lui enseigner l’art d’oublier’.

»Et Sa Sainteté a poursuivi en soulignant que ‘la levée des anathèmes était un acte d’oubli d’un instant malheureux de l’histoire’.

»Si nous avons conscience de l’universalité de l’Église», a conclu le métropolite Méliton, «nous devons nous tenir, devant Dieu, avec respect, avec une humilité extrême et, en Lui rendant grâce, reconnaître l’insigne valeur du don qu’ll nous fait aujourd’hui, à nous chrétiens, pour l’unité de Son Église».

Il ne fait aucun doute que le fait d’avoir conscience des dimensions de la ‘reconciliation’ ouvre la voie du pardon, de l’indulgence, de la confiance, de l’humilité. Saint Paul, l’Apôtre de la ‘reconciliation’ nous commande: «Par la charité, mettez-vous au service les uns des autres».l04 Et saint Jean Chrysostome commente ce passage en nous recommandant: «Comme vous vous étiez divisés parce que vous aviez pensé vous soumettre les uns les autres, ainsi mettez-vous désormais au service les uns des autres. C’est de cette façon que vous vous unirez de nouveau». L’ardeur de l’amour dissipe, plus que le feu, toute espèce d’arrogance et de démence. C’est pourquoi saint Paul n’a pas dit simplement ‘aimez-vous les uns les autres’, mais «Par la charité, mettez-vous au service les uns des autres», afin de mettre l’accent sur l’obligation de l’amourl05.

 

Nous avons nous-même vu revivre l’esprit de cette mise au service des uns aux autres, lors d’un événement mineur mais bouleversant, dont le patriarche nous a fait le récit.

Le 28 octobre l967, au début de l’apres-midi, le patriarche Athénagoras quitte Rome par avion. Nous nous trouvons entre ciel et terre, en direction de Zurich. Le patriarche est assis devant un crucifix du XVIIe siècle. Il tient dans les mains un livre du cardinal  Bea, que  celui-ci lui avait offert au moment des adieux. Tantôt il jette un coup d’oeil sur le livre et tantôt il se plonge dans la méditation. Comme nous nous étions levé, le patriarche nous fait signe de nous asseoir à côté de lui. Son regard profond, brillant d’un éclat supra-terrestre, est immobile, comme s’il ne voulait pas se détacher d’une vision tout à fait insolite. Nous nous taisons respectueusement, en attendant que le patriarche s’explique. Il se tourne soudain pour nous dire: «L’épilogue de la visite, auquel vous n’avez pas assisté, était quelque chose qui dépassait mon entendement. Nous avons vécu un nouveau miracle d’Emmaüs». Après quelques secondes de silence, le patriarche poursuivit:  «Lorsque vous  avez  quitté la bibliotheque du pape, après l’entrevue des adieux, nous sommes montés dans ses appartements privés a l’étage  supérieur.  Nous avons utilisé un ascenseur tapissé de rouge, où seul le pape peut entrer. C’est la première fois que le pape montait dans ses appartements avec d’autres personnes, hormis son secrétaire, comme je l’ai appris par la suite. Sont ensuite montés avec l’ascenseur le cardinal Bea, le métropolite Méliton et Mgr. Macchi, secrétaire patriculier du pape. Nous avons traversé un hall et nous sommes entrés, en causant, dans une grande salle où il y avait un bureau. Au cours de notre conversation je dis au pape: ‘Montrez-moi la fenêtre d’où vous apparaissez au peuple pour lui donner votre bénédiction, parce que je veux être par la pensée a vos cotés lorsque vous vous tenez là’. Le pape m’a pris par la main et m’y a conduit.  A un moment donné, il se tourne vers le cardinal Bea et lui demande: ‘êtes-vous jamais venu ici?’. Le cardinal répondit: ‘Une seule fois, pour recevoir la confession de Pie XII’. De là, nous sommes passés dans la chapelle privée du pape pour une prière brève et silencieuse. Le pape m’a ensuite montré, sur l’autel un relief en bronze représentant notre rencontre à Jérusalem. J’ai été  très touché des paroles affectueuses qu’il a trouvées pour commenter cet événement historique.

»De la chapelle, nous nous sommes rendus dans un petit salon où il y avait quatre fauteuils. Nous nous sommes assis quelques minutes et nous avons causé avec beaucoup d’affection et de cordialité. Entre frères, il n’y a pas de Protocole, mais seulement la simplicité de pensée et d’expression. À un certain moment, je dis au pape: ‘Saint Frère, j’apprends que Votre chère Sainteté ne se promène pas dans les jardins du Vatican. Nous lisons que vous travaillez trop, que vous mangez peu et que vous dormez trop peu. Je vous supplie, pour le bien de l’Église et pour la cause sacrée de l’unité, de modifier un peu votre genre de vie. Il vous faudrait un peut de promenade, un peu moins de travail, un peu plus de nourriture et de sommeil. Je suis d’un âge avancé et les vieillards doivent être parfois écoutés’. Avec l’amabilité  et la douceur qui lui sont caractéristiques, le pape m’a écouté  attentivement et, avec un sourire  discret, il m’a fait comprendre qu’il n’avait pas d’objection à faire.

»On nous a bientôt annoncé que nous pouvions passer dans la salle à manger. Le pape ne peut prendre de repas en commun avec personne, pas même avec ses propres parents. Un Protocole séculaire était maintenant aboli ainsi. Entre frères dans le Christ, il n’y a pas de Protocole. Il y a l’amour, l’humilité, la simplicité. Il y a le Christ.

»Dès l’instant où nous nous sommes levés pour passer dans la salle à manger, le pape s’est comporté en véritable amphitryon. Je suis passé  le premier, en dépit de mes objections, puis sont entrés le cardinal Bea, le métropolite Meliton et le pape, en dernier; nous étions ses hôtes. Au centre de la salle à manger il y avait une table ronde. La nappe, les serviettes et l’argenterie portaient les armoiries pontificales. Nous nous sommes assis l’un en face de l’autre. À la droite du pape se trouvait le métropolite Meliton et, à ma droite, le cardinal Bea. Le pape m’a cédé le privilège du bénédicité. Je l’ai dit en grec. Lui l’a dit ensuite en latin. C’étaient des instants de profonde expérience chrétienne. Nous vivions une réalité où se manifestaient clairement les fruits de l’Esprit.

»Au cours du déjeuner, la conversation s’est déroulée dans une atmosphère extraordinaire, vraiment évangélique. Une vision m’absorbait sans cesse. J’avais le sentiment que, parmi nous, il y avait un cinquième Convive. Un Étranger, qui rompait pour nous le pain de l’amour avec des mouvements et des gestes très connus. Je  me  demandais: ‘Est-ce que nous vivons les instants d’Emmaüs?’. Et je me donnais a moi-même la réponse: ‘Sans doute, puisque nous  sommes les témoins oculaires de la résurrection de Son amour dans l’Église". C’était cela! L’amour des successeurs de Pierre, d’André et des autres Apôtres avait rencontre Jésus le Bienaimé. J’ai pensé combien cet événement, lorsqu’il serait connu, encouragerait ceux d’entre les partisans de l’amour entre les  Églises qui avaient éprouvé de la déception, et combien il décevrait ceux qui combattent cet amour.

»Après cet événement unique du repas en commun, nous sommes restés assis pendant encore quelques instants afin de poursuivre notre beau dialogue où les âmes et les cœurs se touchaient.

»Le moment de la séparation est arrivé. Il existe des séparations dont l’amertume n’est due qu’a l’amour. Ces séparations sont aussi les plus doulorueuses. Les yeux embués de larmes, nous nous sommes embrassés en nous quittant. J’ai exprimé au pape tous mes remerciements et je lui ai dit: «Saint Frère, le Christ est parmi nous». Et, lui, m’a répondu, en élevant le regard et les bras vers le ciel, avec l’appel qu’ont adressé les disciples au Christ ressuscité, a Emmaüs: ‘Seigneur, reste avec nous, car le soir tombe et le jour touche à son terme’.106 Telle était l’incomparable leçon de cette journée historique», conclut le patriarche.

L’expérience que nous avons eue de tout ce qui précède et d’autres événements  vécus  à Rome, était certes tout-à-fait  différente de celle qu’avait eue au XVe siècle un autre dignitaire de la grande église de Constantinople, Sylvestre Syropoulos, membre de la suite du patriarche Joseph II, au concile de Florence107.

Pour la conscience des orthodoxes, le pape Paul VI est,  dans l’histoire, une figure poétique de drame: sa grandeur jaillit du conflit de sa conscience pastorale sensible aux problèmes de son temps avec l’héritage historique de la papauté, avec la sombre réalité ambiante de l’humanité et avec le cri angoissé des autres Églises du Christ réclamant l’unité.

Paul VI se tient à la pointe qui sépare le passé et les temps nouveaux, ce qui lie sa personne à deux grandes époques. Il sort de l’ecclésiologie monolithique et périmée pour déboucher sur la grande époque des vastes horizons du christianisme, sur l’universalité du christianisme. En lui, se rencontrent les deux grands courants. À l’instar des énormes vagues de l’océan que ce dernier élève, digère et équilbre, le pape Paul VI est appelé par l’histoire à donner une expression aux vagues qui l’entourent. Il doit équilibrer toutes choses et ne pas susciter de graves crises au sein de l’Église. Voilà pourquoi il est une figure de drame.

Paul VI est un pape de la fin du XXe siècle.

Il a accédé au trône historique de Rome au début de l’instauration de la troisième période du christianisme, de la période de synthèse et de cohésion.

II a une expression qui lui est propre. En lui, se rencontrent et s’harmonisent plusieurs éléments: d’un côte, l’élément paléochrétien, médiéval, toute la conscience de l’héritage de la papauté; de l’autre, tous ces cris d’appel de notre siècle, de l’avenir, de l’Église: le drame d’une chrétienté désunie, les doutes quant à la place que le pape occuperait dans une Église unie, la lutte entre la doctrine de l’universalité de l’évêque de Rome et celle de la collégialité, les voix des cardinaux Suenens, Alfrink, etc., la voix du Concilium, les tendances novatrices dans le culte et le rituel des sacrements, qui ramènent successivement à la pratique de l’Église ancienne, tout cela et bien d’autres faits composent  un drame où coexistent le passé, un présent et l’avenir.

C’est un pape résolu.

C’est pourquoi ses pas sont incertains. Il fait trois pas en avant, deux pas en arrière, parce qu’il tâche d’etablir l’équilibre. Il veut concilier l’héritage de la Tradition avec les exigences de notre temps qui sont celles des temps qui viennent. Il tâche de donner au progrès la forme de l’évolution normale, de la continuité d’une route, tout en ayant conscience du point de départ. Pour lui, la foi  dans la Tradition n’implique point la transposition servile de modes de vie d’une autre époque, mais la conciliation lumineuse de l’expérience du passe ecclésiastique avec les vivantes récherches spirituelles du Plerôme. La Tradition est une nécessité de la vie et Paul VI la fait sienne, tout en avançant vers les nouvelles formes de la vie, précisément pour en servir la substance de façon plus parfaite. Et nous savons que le pouvoir de concilier le nouveau et l’ancien est le critère de la capacitè des grands chefs.

Le pape Paul VI est une éminente personnalité spirituelle.

Un homme de prière, de recueillement, qui, dans sa «tranquillité intérieure» hésychia entend, sans illusions, le message des temps. Car il est des instants où le pape entend des voix et des messages. Et il s’efforce d’en pénétrer le sens, de les approcher, de les interpréter. Il suit l’anxiété du temps présent, dans toute l’humanité.  II entreprend tellement  de voyages que seul un homme ayant la conscience apostolique de saint Paul peut effectuer. II visite la Terre Sainte, l’Inde, le Phanar, New York, l’Amerique du Sud, l’Afrique, l’Asie, l’Australie. Il se saisit de tous les problèmes brûlants de l’heure. Il croit que l’Église, en tant qu’image parfaite du Christ, poursuit Sa vie sur terre et comprend, comme Lui, toutes les situations vivantes, pour le service et le salut de l’homme.

On dit que chaque pape écrit trois histoires différentes: son histoire personnelle, celle de son Église et celle de l’humanité.

Le pape Paul VI écrit, avec une conscience éclairée par la vocation prophétique, une quatrième histoire: l’histoire de la perception des signes de l’avenir, qui existe au fond de la conscience de l’Église, et c’est vers cet avenir que nous devons tous avancer avec courage.

Paul VI est le pape évangélique venu pour «servir» et non pour «être servi».

C’est le pacificateur, qui avance sur l’avenue de la réconciliation, abolissant définitivement l’orgueil occidental et dépassant positivement la suspicion orientale. Il confesse la règle d’or de l’unité:  «ne point  imposer d’autres charges que celles qui sont indispensables».108

Avec peine et vaillance, il poursuit sa marche vers l’amour sans limites, vers la paix sans intermittences, pour que nous puissions oser l’acte de la concélébration109.

Lui sera-t-il donné par le Seigneur d’être le pape de la communion à Son Calice unique ?

Un quatrième «envoyé» s’ajoute à la lignée des «Pacificateurs», après la mort du patriarche Athénagoras. L’Église et ses idéaux survivent aux personnes et aux vicissitudes des temps: le Saint-Esprit étend Sa langue de feu là où président l’humilité et le sens du sacrifice.

Lorsqu’un trône, comme celui de l’Église de Constantinople, même au XXe siècle, porte la Croix de la Passion du Christ, qu’il est en quelque sorte crucifié avec son Fondateur mort Lui-même sur la Croix, ce trône devient une Croix et le mandataire de l’Église devient le «porteur de la Croix» par excellence.

Le Simon de Cyrène qui a, dans l’Évangile, porte la Croix du Seigneur, l’a fait non pas, naturellement, sur le plan uniquement matériel: c’est spirituellement aussi que ce premier «porteur de la Croix» a donné l’exemple du sacrifice et de l’amour.

Le patriarche de la Grande Église d’Orient, «porteur» des responsabilités de la dignité patriarcale conjointement avec les membres du Saint-Synode du Phanar, devient, à son tour, le témoin d’un amour aux dimensions œcumeniques, pardonnant à ceux qui, à travers sa personne, offensent l’Eglise. C’est là la rançon de la Résurrection.

Aprés la mort d’Athénagoras, ainsi que le dira son successeur lui-même, le Seigneur réclamait un Simon de Cyrène et l’Église également le recherchait dans son sein. Une Voix, venue de loin, désigna le jeune métropolite des îles Imbros et Ténédos, Mgr. Dimitrios.

C’est un homme d’une rare humilité, doux, accessible, mais doué d’une personnalité qui s’impose grâce à la piété et aux vertus qu’il dégage.

Ainsi que  le patriarche Dimitrios  l’a déclaré lui-même, il n’avait pas sollicité cet honneur, ne se sentant pas les forces d’un Simon pour une tâche aussi écrasante. Au contraire; il s’était récusé, mais il a fini par accepter la mission dont l’Église le chargeait, à un moment crucial pour ses destinées, pour la servir avec toutes les forces dont il disposait. Son mot d’ordre a été un souhait: «Que la Paix soit parmi vous, parmi nous, parmi tous».

Le patriarche Dimitrios est donc appelé à continuer de faire du Phanar un phare éclairant spirituellement le monde,édepuis ce coin de la Turquie fraternelle.

 

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