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Photis Kontoglou

Les Humbles " Hagiographes " (Iconographes) (L) De La Periode Turque

 

Saint Syméon le Nouveau Théologien disait à ses disciples, durant le Carême: «J'en connais plusieurs parmi vous qui s'assoient à la table commune avec un cœur contrit et humilié, et qui n'ont pas de goût pour les mets recherchés, mais restent réservés et silencieux, l'âme pleine de componction et de larmes. Par leurs prières et leurs supplications, par leurs labeurs spirituels et leurs prosternations, ils ont reçu la bonne transformation, et leur apparence est devenue très ascetique et très belle».

Cette «bonne  transformation», cette «apparence  très ascétique et très belle», c'est la beauté selon le Christ, laideur insupportable aux hommes charnels selon la parole de l'apôtre Paul: «car nous sommes bien, pour Dieu, la bonne odeur du Christ parmi ceux qui se sauvent et parmi ceux qui se perdent; pour les uns, une odeur de mort qui conduit à la mort ; pour les autres une odeur de vie qui conduit à la vie» (2 Cor.2,l5-l6). C'est en effet cette beauté selon le Christ et cette laideur selon les hommes  charnels que présentent les  icones peintes par les humbles «hagiographes» au  sombre  temps  de la  domination turque.

Alors en effet furent éprouvés et martyrisés pour la foi du Christ des milliers de chrétiens, jeunes et simples le plus souvent, ne connaissant d'autres paroles du  Seigneur que: «Celui qui croit en moi, même s'il meurt, vivra» et «Quiconque me renie devant les hommes, je  le renierai  moi  aussi  devant mon Père qui est dans les cieux».

L'un de ces témoins de la foi, le patriarche Loukaris, écrivait: «Nous autres, chrétiens orthodoxes, même si nous ne possédons pas la sagesse extérieure de ce monde, Dieu, par sa grâce, nous a donné la sagesse intérieure et spirituelle, beauté de notre foi  orthodoxe;  en cela nous  l'emportons sur les Latins, nous l'emportons pour les peines et les labeurs, pour le poids de notre croix, pour le sang que nous versons dans la foi et l'amour du Christ. Si le Turc avait régné dix ans en France, qui sait si l'οn y trouverait encore des chrétiens? Or, en  Grèce, après 300 ans (2), il  y a  toujours  des  chrétiens,  ils persistent dans  leur foi malgré brimades et tortures, et le mystère de la piété resplendit. Vous (occidentaux), vous me dites que nous n'avons pas la science.

Je n'en veux pas de votre science: en avant vers la croix du Christ!»

Opprimés, les Grecs  rentraient en eux-mêmes et,  nus  et pauvres, s'offraient à Dieu. Leur situation était semblable à celle des premiers chrétiens. Le martyre purifiait leur âme comme l'or dans le creuset. C'est pourquoi toutes leurs créations, qu'il s'agisse de peinture sacrée, de vies de saints, de chant liturgique οu pοpulaire  eurent la bonne odeur de la foi  du Christ qui n'est pas donnée à ceux qui n'ont pas été humiliés et qui ne savent pas le chemin des larmes.

Car «le Seigneur châtie celui qu'il aime et redresse celui qu'il veut accueillir comme un fils». Les afflictions produisent l'humilité et l'humilité ouvre la porte du mystère. La rigueur de Dieu est inséparable de sa grâce. Le Seigneur agréa l'humble et douloureuse offrande des Grecs opprimés et en retour emplit de richesse spirituelle leur âme chrétienne «qui acquit par l'humilité les choses élevées, et par la pauvreté les vraies richesses». Ils étaient,  pour  reprendre  les paroles  de  Ι'apôtre Paul, «comme affligés mais toujours dans la joie, comme pauvres mais en enrichissant  beaucoup,  comme n'ayant rien  mais possédant  tout» (2 Cor. 6.10).

Un grand nombre de ces chrétiens qui avaient été reduits à rien se réfugièrent dans les monastères, devinrent moines. Ils pratiquaient la plupart des travaux manuels, en particulier l'art sacré: avec des yeux pleins de larmes ils peignaient le Christ bafoué  (l'Elkoménos),  saint Jean Baptiste comme  un  grand oiseau sauvage, l'Abbe Sissoï pleurant sur le tombeau d'Alexandre le Grand, les ascètes et anachorètes dont «les larmes ont fécondé la terre stérile du désert, dont les implorations et les peines ont porté du fruit au centuple», les martyrs et les néο-martyrs, la parabole du pauvre Lazare,  l'échelle vers les cieux décrite par saint Jean le Sinaïte, sainte Marie l'Egyptienne et l'abbé Zossime, la mort du Vrai Moine, le temps vain de cette vie, et d'autres thèmes d'une émouvante gravité. A l'interieur de la sombre niche de la «prothèse» (3), ils peignaient «l'humiliation suprême», le Christ mort aux mains percées, assis dans le tombeau, «sans forme ni beauté», au terme de l'exinanition, comme l'était alors,

en Grèce, l'Orthodoxie.

« Personne, dit s. Isaac le Syrien, ne connaît l'exultation qui vient des larmes, sinon ceux qui  se sont abandonnés à la contrition». Ceux-là ressentent cette «joie douloureuse», cette «bienheureuse  affliction»  dont parlent  les  Pères.  Telle  est l'action du Saint-Esprit que le Seigneur nomma Paraclet, c'est-à-dire Consolateur: il infuse la paix dans les âmes humbles et éprouvées.  La grâce  du Paraclet  demeure dans  toute  la  réalité profonde de l'Orthodoxie, et c'est pourquoi cette réalité est une fontaine de paix: «Que se réjouisse le cœur de ceux qui cherchent le Seigneur».

Constantin Paléologue fut le dernier Basileus de la chrétienté orthodoxe:  avec  son manteau déchiré,  son sceptre sans pouvoir, c'est le premier néο-martyr de l'Eglise grecque, car il tomba pour la foi et pour la patrie, en défendant la capitale, nοuvelle Sion pour les Byzantins. Quand il parlait, ses paroles semblaient des tropaires de l'Eglise. ΙΙ s'adressait à ses sujets, aux soldats et au peuple, avec la plus grande humilité: «Frères, je vous supplie de vous conduire avec courage et d'une âme forte. Vous le savez, tous ensemble nous devons être prêts à mourir, en premier lieu pour notre foi, en second lieu pour la patrie».

Avec la chute de Constantinople les ténèbres couvrirent la chrétienté d'Orient. La fleur de notre cœur se fana. La couronne tomba de notre tête. Notre vie toute entière devint une Semaine Sainte. Et notre chant était: «Aujourd'hui il est pendu sur le bois...» Le visage doré de la Mère de Dieu s'est assombri. Nos saints devinrent pensifs et douloureux, nos mères et nos sœurs étaient vétues de noir comme des nonnes. Nos pères semblaient des ascètes. Nos jeunes gens étaient amers.

Seule l'Eglise, telle une arche, traversa le désastre. Comme une cargaison précieuse elle préservait les dogmes de la foi, les hymnes, les icones, notre langue, les  manuscrits,  les vêtements sacrés, les sculptures de bois  et de métaux précieux,  tout cela pour le réconfort  et la joie spirituelle de l'homme  ici-bas  et comme une anticipation  de la béatitude a venir.  Les  prêtres commémoraient  «ceux qui  se  sont éteints  dans l'espoir de la résurrection et de la vie éternelle» et, en dehors de l'église, les enfants chantaient le Jeudi saint ce poème douloureux:

« Noir est le ciel aujourd'hui, aujourd'hui le jour est noir,
Aujourd'hui οn crucifie le roi de toutes choses».

Οn peignit alors le Crucifié d'après ce poème populaire dans lequel le disciple bien-aimé, en montrant son Maître pendu à la croix, dit à la Toute-Sainte:

«Le voici nu, cheveux épars,

Sur sa tête une couronne d'épines,
Ses doux yeux sont fermés,

Sa bouche distille un remède amer.

Celui-là c'est ton fils et c'est mοn maître».

A  cette époque, les  iconographes  représentaient dans les cimetières, dans les sombres catholicons des monastères et dans les grottes οù se retiraient les ascètes, l'abbé Sissoï contemplant dans une douloureuse extase, le tombeau ouvert d'Alexandre le Grand, οù n'est plus qu'un squelette. Cette image porte l'épigraphe suivante:

« Devant le tombeau du roi des Grecs Alexandre
dont la gloire jadis resplendit,
Sissoï, grand parmi les ascètes,

tremble et se lamente en ces termes

sur le temps instable et la gloire éphémère:
Je te vois au tombeau, je recule à ta vue,

et je verse goutte à goutte les larmes de mon cœur.
Je songe au destin que nul ne peut éviter.

Oh, comment la franchirai-je cette frontière?»

Un autre thème cher aux iconographes de la période turque est l'ensevelissement de Saint Ephrem le Syrien que l'οn trouve représenté à la fresque dans la plupart des  monastères, et aussi sur des icones portatives. Voici comment ce sujet est traité: au centre, la cellule d'Ephrem, que l'οn voit étendu sur son lit de mort, sous un linceul  noir, l'image du Christ  sur sa poitrine. Autour de lui se tiennent les Pères des monastères et une foule d'ascètes et d'anachorètes aux visages desséchés par l'ascèse, les uns vêtus de loques usées, d'autres de peaux de chèvres, d'autres de nattes. Ils se sont rassemblés pour mettre au tombeau l'orgueil de la société monastique, le chantre plaintif du Christ. D'autres anachorètes, entendant la simandre (4) de bois, se hâtent depuis leurs ermitages, leurs grottes, les antres de la terre. Deux jeunes moines portent sur un brancard de bois un vieillard d'un très grand âge. Plus loin un autre vieillard se traîne à terre, tenant dans ses  mains des sortes de socques de bois car ses pieds sont paralysés. Un autre saint vieillard s'est mis en route, assis sur un lion qui lui obéit comme un âne. Aux parois rocheuses des précipices, οn voit des grottes οù vivent les ascètes et leurs disciples. Les uns taillent des cuillers de bois, d'autres font des chapelets οu des croix, d'autres peignent des icones οu écrivent sur des parchemins, d'autres psalmodient agenouillés devant une icone sous  laquelle brûle une lampe,  d'autres  sont  assis en silence, concentrés, le corps ployé et la tête entre les  mains, presque aux genoux. Entre  deux rochers οn entrevoit une colonne de pierre sur laquelle s'est immobilisé un stylite, tandis que son disciple, à terre, attache une petite corbeille avec un peu de pain et d'eau que le vieillard ramènera. Ici  et là une chapelle d'anachorètes, blottie dans une crevasse. Si l'οn scrute plus attentivement, οn découvre un ermite au visage décharné, caché comme un oiseau sauvage dans un trou sombre, au cœur des pierrailles...

Les autres  thèmes  qu'οnt aimés  les  iconographes de ces temps de douleur sont, entre autres, la résurrection de Lazare, la Lamentation devant le Tombeau, les martyrs anciens et nouveaux, l'hymne acathiste à la Mère de Dieu, les chevaliers de l'Eglise, Georges et Démétrios, ainsi que les deux Théodore, Tyron et Stratylate, saint Nicolas protecteur des  marins, saint Mammas protecteur des troupeaux, saint Triphon protecteur des paysans, sainte Catherine, sainte Parascève, sainte Marina quand elle frappe le diable, le prophète Elie gardien des monts, la Dormition de la Mère de Dieu et surtout le Second Avènement selon la vision de Daniel.

Tout cela peint avec une grande foi et une grande pudeur, avec beaucoup de simplicité sincère, sans la moindre virtuosité, sans ostentation de savoir-faire, mais avec une science vraie et une originalité souvent stupéfiantes. Car ce sont là œuvres nobles et pures d'hommes qui restaient étrangers aux jeux de ce monde, d'hommes  qui  jeûnaient,  pleuraient  leur  péché,  «marchaient assombris tout le jour» mais possédaient la puissance créatrice de la joie.

Ιl faut surtout souligner ceci: ces œuvres souvent tragiques n'ont aucun rapport avec le dramatisme, avec le dolorisme que l'οn observe à la même époque dans bien des peintures religieuses d'Occident qui traitent les mêmes sujets. Ces peintures occidentales, souvent, sont pleines de désespoir et respirent l'odeur charnelle de la mort. Au contraire les œuvres de l'iconographie orientale respirent la paix et la bonne douleur, la douleur pour la joie, tandis que les peintures analogues de l'art religieux occidental sont lourdes d'un element dramatique qui reste charnel. Là οù règne l'élément liturgique, là ne peut trouver place l'élément dramatique et théâtral, οu la virtuosité picturale. L'élément dramatique et finalement anti-spirituel caractérise les œuvres de ceux qui, selon l'apôtre Paul, n'ont pas d'espérance. Mais les humbles iconographes de l'Orient chrétien, qui sont avant tout des témoins de la foi, tiennent ferme leur espérance et la grâce de l'Esprit Très Saint embrase leur cœur, selon l'hymne qui dit: «toute âme est vivifiée par le Saint-Esprit, et,  quand elle se purifie, l'Unitrinité l'exalte et l'illumine, mystère sacré». Les larmes selon Dieu  produisent la componction, et la componction  produit la consolation qui est le dοn du Consolateur, c'est-à-dire du Saint-Esprit. Le Consolateur est la source de la plénitude et de l'immortalité: «Par le Saint-Esprit jaillissent les flots de la grâce qui vivifient toute la création».

La grâce du Consolateur ne descend pas dans le cœur du chrétien s'il n'est brisé par la douleur en Christ. Les œuvres des iconographes orientaux de la période turque furent conçues dans la  douleur  selon  Dieu, tandis que les œuvres  dramatiques  de l'art religieux occidental furent trop souvent élaborées à travers une douleur selon le monde; certes, elles ont pu être l'occasion d'une piété affective, angoissée, mais  elles  manquent de l'espérance et de la lumière du Coιιsolateur. «La tristesse selon Dieu produit en effet un repentir salutaire qu'οn ne regrette pas ; la tristesse du monde, elle, produit la mort» (2 Cor. 7.l0).

Et c'est pourquoi, dans l'ensemble, l'art religieux occidental des premiers  siècles de l'époque  moderne est figuratif  jusqu'au matérialisme, il se borne à transcrire du dehors les phénomènes en  les  colorant  selon  l'imagination de  l'artiste qui étale  ses émotions et fait ainsi une œuvre affective et nοn pas une œuvre révélatrice.  L'iconographe,  au contraire,  se refuse à  l'affectivité charnelle et, par obéissance, se fait le serviteur du mystère révélé en Christ: sa personnalité, pour autant, ne disparaît pas, mais accède au contraire à la vraie liberté en surmontant des limitations de l'extériorité.  Ainsi l'iconographe ressemble en bien des choses au prêtre qui, par la grâce, donne aux croyants le pain et le vin spirituels. Dans les icones liturgiques, c'est l'incorruptibilité des visages  sanctifiés  qui  est suggérée,  autant qu'il est possible ici-bas. L'image iconographique n'est pas un reflet illusoire du monde de la corruption, et c'est pourquoi οn ne la peint pas de la manière naturaliste qui crée de fausses sensations mais d'une manière «anagogique», qui est une «montée» vers les

formes et les couleurs liturgiques et spirituelles, et c'est pourquoi sa  simplicité  sévère et sa forme dogmatique  scandalisent ceux qui n'ont pas le sens spirituel.

Le parfum de la douleur selon le Christ qui baigne les œuvres iconographiques de la période turque devient perceptible dans  les fresques et les  icones à partir déjà du XIIe siècle, et surtout sous la dynastie des Paléologues. C'est qu'alors commencérent les dures épreuves des chrétiens d'Orient: dès cette épοque, l'Eglise orthodoxe prit la ressemblance du Christ souffrant, et la vie des chrétiens redevint une vie selon le Christ car disparut cette certitude  du  lendemain  que  l'Empire  byzantin  avait connue aux siècles précédents, au temps de sa puissance, et dès lors «ils n'avaient pas de cité stable mais recherchaient la cité à venir» (Héb. l3,l4).

Ce caractère sévère et profond de l'iconographie orientale, sa douloureuse joie,  s'affirmèrent toujours  davantage  pour culminer après la chute de Constantinople, quand la Grèce fut asservie. Les œuvres iconographiques qui reflètent avec la plus intense fidélité le mystère de la sainte simplicité en Christ, le mystère de la pauvreté et de l'abandon, furent peintes dans l'Orient chrétien  soumis  aux Turcs  durant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, par des iconographes montagnards et illettrés: car aux ceurs simples la plus chaude espérance. Ιl n'en fut pas de même pour les iconographes orthodoxes qui subirent la fascination de l'art nοn spirituel  de l'Occident et perdirent ainsi  leur pureté  d'âme: leurs œuvres manquent de l'élément spirituel de l'art authentiquement liturgique et par là-même de la véritable pureté artistique, selon les paroles de saint Isaac le Syrien: «Celui qui aime le brillant ne peut acquérir l'humble remémoration (de Dieu)», et de saint Ephrem:  «L'orgueil contraint à imaginer des nouveautés, car il ne peut souffrir ce qui est ancien».

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NOTES

(l)  Les  deux  mots  en  grec  sont  synonymes  (N.D.L.R.).
(2)  Loukaris  vivait au  XVIIe siècle.
(3)  «Prothèse» signifle «préparation»  (des  sainta dons,  par le prêtre, au  début de la liturgie eucharistique)  N.D.L.R
(4)  Longue pièce de bois  seur  laquelle οn frappe pour appeler aux offices (N.D.L.R.)

 

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